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Avant de reprendre, il laissa passer quelques secondes durant lesquelles pas un son ne se fit entendre dans tout le camp croisé. C’était la première fois en trois semaines qu’un tel silence parvenait à s’imposer.

« Bravant des conditions climatiques éprouvantes, vous n’avez pas épargné votre peine pour ériger cette magnifique cité, aujourd’hui pratiquement achevée. Aussi, Sa Sainteté le pape Urbain IX a-t-il souhaité vous remercier et vous encourager en bénissant dès aujourd’hui la Nouvelle-Jérusalem. Je dirigerai donc ce matin un office spécial au promontoire du Centre de commandement général où l’image du Saint-Père sera holo-projetée afin que tous puissent profiter de son oraison. En conséquence, tous les ordres concernant les activités de la matinée sont annulés et les troupes sont invitées à se rendre au pied du promontoire à dix heures, sauf si leur présence ailleurs est requise. Dieu soit avec vous. »

Dès la fin de l’allocution, les soldats de la 78e sautèrent de joie. Impossible, même pour un major comme Hutbert, d’ignorer une consigne de Pierre l’Ermite. Donc pas de démontage/remontage des WN ce matin.

« Ah, ah ! Ça te la coupe, non ? s’exclama Liétaud en donnant une bourrade à Tancrède.

— D’accord, j’ai perdu sur ce coup-là, admit le sous-lieutenant avec un clin d’œil. Mais vous ne perdez rien pour attendre. Il n’y aura pas de bénédiction du pape tous les matins ! »

Tancrède se demandait pourquoi cette cérémonie, prévue la semaine suivante, venait d’être avancée dans une apparente improvisation. Peut-être avait-on jugé en haut lieu que cela remonterait un peu le moral des troupes ? D’ailleurs, à voir l’excitation générale, l’objectif avait été atteint.

Le major émit un puissant sifflement afin de ramener un peu de calme dans la 78e.

« Très bien, les gars, vous échappez à la vérification des exos ! Mais avant d’aller faire les marioles au pied du QG, vous devrez quand même me remonter ces fusils et les ramener à l’armurerie ! Exécution ! »

Quarante-cinq minutes plus tard, toute l’unité se dirigeait au pas libre vers le pic rocheux du Centre de commandement. Bien que l’endroit n’eût pas de nom officiel, les hommes l’appelaient entre eux « la Tour de contrôle » en raison de sa forme et surtout parce que, le moment venu, l’état-major de l’armée croisée y dirigerait les combats.

Comme leurs quartiers n’étaient pas situés très loin, Tancrède avait jugé préférable d’y envoyer la troupe à pied plutôt que de tenter d’utiliser une navette. Tout le monde allait vouloir les emprunter au même moment.

Resté à l’arrière de la colonne pour fermer la marche, il observait Liétaud et Engilbert qui cheminaient côte à côte, au milieu. Depuis le séjour de Liétaud à l’hôpital, les deux frères étaient en froid et Tancrède n’ignorait pas qu’il en était en partie responsable. Pourtant, il avait fait tout son possible pour convaincre Liétaud d’oublier ses griefs et de reprendre des relations normales avec Engilbert. Après cela, si le jeune Flamand continuait à en vouloir à son frère, il ne pouvait rien faire de plus. Il avait toujours refusé de lui raconter ce qu’Engilbert lui avait dit à sa sortie du Central-Charité qui l’avait mis à ce point en colère. Au moins, cette fois, Liétaud s’était-il efforcé de se mettre à côté de son frère.

Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la Tour de contrôle, la foule était déjà impressionnante. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se massaient au pied du promontoire, situé une quarantaine de mètres plus haut, tandis qu’il en arrivait encore et encore de toutes parts. Des officiers, juchés sur des nacelles en suspension comme celles des dômes d’entraînement, s’époumonaient en tentant de donner un semblant d’organisation à cette marée humaine.

La place disponible au pied du promontoire était largement suffisante pour accueillir toute l’armée croisée. Toutefois, Tancrède songea qu’Urbain IX serait bien inspiré de ne pas attendre davantage pour son oraison. La chaleur était déjà pénible, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’elle serait à midi. À cette heure-là, nul ne pourrait rester plus d’une vingtaine de minutes en plein soleil sans défaillir.

Liétaud s’approcha de Tancrède en lui désignant des soldats du doigt.

« Regarde un peu par-là, ce ne serait pas des gardes de tours primaires ? »

Tancrède remarqua en effet des hommes en armure de combat légère avec des épaulettes violettes et orange.

« Tu as raison, bon sang, répondit Tancrède avec une moue désapprobatrice. Un discours du pape, c’était trop tentant, il doit y avoir un paquet de soldats qui ont quitté leur poste alors qu’ils n’auraient pas dû. Je vais aller leur dire deux mots à ceux-là. »

Liétaud lui posa une main sur l’épaule pour le retenir.

« Si tu veux mon avis, ne t’en occupe pas. Tu n’as pas autorité sur ces hommes, ça va faire un esclandre. Et puis, personne n’a vu l’ombre d’un Ata en trois semaines, ce ne serait quand même pas de chance s’ils lançaient une attaque juste au moment où… »

Tancrède ne put entendre la fin de la phrase ; une clameur assourdissante s’élevait de la foule. Levant les yeux en l’air, il vit que Pierre l’Ermite venait d’apparaître sur le promontoire.

Le voir, même d’aussi loin, raviva en Tancrède de douloureux souvenirs. Il n’avait plus été en présence du Prætor peregrini depuis la tragique séance disciplinaire du Conseil Croisé où il avait été sanctionné. Bien que, curieusement, on ne l’ait presque plus vu en public après l’atterrissage, Tancrède constata que le guide spirituel exerçait toujours la même attraction sur les foules, déclenchant une ferveur puissante dès qu’il apparaissait. D’un geste impérieux, Pierre fit cesser l’acclamation.

Le silence revenu, il promena un long regard appuyé sur les troupes puis, soudain, écarta les bras en déclarant d’une voix solennelle :

« Milites Christi ! Le père de l’Empire Chrétien Moderne, restaurateur du Dominium Mundi et souverain de l’Église catholique romaine apostolique, Sa Sainteté le pape Urbain IX ! »

Un flash lumineux éclata alors au-dessus de la foule et laissa place à l’image d’un vieil homme, assis dans un fauteuil, coiffé d’une simple calotte blanche et vêtu sobrement de la cappa magna dont les plis rouges descendaient jusqu’à ses pieds.

La projection, démesurée, flottait devant le promontoire, transmise depuis un relais installé au-dessus de Pierre tandis qu’elle était générée par le puissant projecteur holo du QG. Il aurait été impossible de sortir le fameux projecteur ISM-3n de la salle de commandement général, aussi, l’image, dégradée par la transmission vers le relais, paraissait-elle terne, sans relief et un peu transparente. Tancrède pensa que si des Atamides espionnaient la scène de loin, ils devaient se demander ce qu’était ce fantôme de trente mètres de haut qui venait d’apparaître au-dessus de leurs envahisseurs.

De sa célèbre voix mélodieuse, le pape entama alors son discours de bénédiction de la Nouvelle-Jérusalem.

* * *

« Cette fois, c’est la bonne ! cria Pascal en déboulant, hors d’haleine, dans l’atelier. L’élévateur nord est pratiquement sans surveillance, ils se sont tous barrés pour aller écouter le pape ! »

Je sursautai si fort que j’envoyai valdinguer le bloc serveur sur lequel je travaillais.

« Nom de Dieu ! » lâchai-je d’une voix rendue aiguë par l’emballement soudain de mon cœur, tandis que le bloc se brisait sur le sol.