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C’était le moment tant attendu, et tant redouté en même temps, le moment où il fallait jouer sa chance face au destin. Si je lançais l’opération, on ne pourrait plus reculer et il faudrait aller jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte.

Lorsque nous avions débarqué, avec le reste des troupes, presque un mois plus tôt, il y avait déjà trois semaines que le Réseau préparait minutieusement cette opération. En fait, c’était la rupture avec Tancrède qui avait tout déclenché.

Son brusque revirement m’avait plongé dans une colère noire. Je ne comprenais pas ce qui avait pu se produire dans son esprit pour qu’une simple dégradation et la perte de quelques décorations provoquent un tel changement. Lorsqu’il m’avait fait son numéro de bon chrétien touché par la grâce, j’avais eu l’impression d’être face à une autre personne. Ce dingue qui déblatérait sur les vertus de la foi retrouvée ne pouvait pas être le Tancrède que je connaissais ! C’était trop affreux de réduire ainsi à néant une relation si fructueuse, construite avec tant de patience et d’acharnement. Le climat de confiance et de respect mutuel que nous avions réussi à créer comptait-il donc si peu pour lui ? Suffisait-il d’un rappel à l’ordre et de quelques sanctions pour que tous les beaux discours qu’il m’avait tenus sur l’importance de la vérité et de la justice soient rangés au placard ? Ma déception était immense, et douloureuse. Comme j’avais été naïf !

Par ailleurs, je dois bien admettre que j’avais aussi été touché dans mon orgueil. Au fil des mois, Tancrède était devenu bien davantage qu’un simple contact du Réseau, c’était devenu un ami. Peut-être même un ami plus proche que tous ceux que j’avais jamais eus. Dire que j’avais cru que c’était réciproque…

Bref. Cet épisode pathétique avait eu au moins le mérite de m’ouvrir les yeux. Jusqu’à ce moment, ma relation avec Tancrède m’avait conforté dans l’idée que même dans la classe supérieure, il y avait des gens bien. Que même là, nous pourrions trouver des alliés et que peut-être, au fil du temps, des appuis solides en haut lieu nous permettraient de convaincre l’état-major de ramener sur Terre les inermes qui le désireraient. Du vent ! Je me berçais d’illusions et la gifle que Tancrède m’avait administrée les avait fait voler en éclats.

Désormais, il me fallait affronter la réalité dans toute sa crudité : je ne rentrerai pas sur Terre. Guillemette et papa allaient sombrer dans la déchéance.

Néanmoins, il restait une chance. Infinitésimale, certes, mais c’était toujours mieux que rien. Pour cela, il ne fallait pas négocier ou supplier, il fallait faire plier l’état-major. Le Réseau devait donc passer à l’action concrète. Il ne s’était pas écoulé une heure depuis l’entrevue avec Tancrède que je convoquais une réunion extraordinaire du Métatron Hérétique. Le soir même, nous mettions au point les grandes lignes de l’opération.

Après avoir raconté ce qui venait de m’arriver avec Tancrède, puis expliqué l’idée qui m’était venue dans la foulée, je sollicitais un vote solennel sur le nouveau tournant que je voulais faire prendre au Réseau. J’allais même jusqu’à demander l’unanimité, et l’obtins. Je crois que la froide colère que je ruminais, ainsi que ma détermination nouvelle, dut impressionner les autres. Moi, le raisonneur du groupe, le pragmatique privilégiant toujours la demi-mesure prudente à la décision radicale, je ne leur proposais ni plus ni moins que la mutinerie, la rébellion.

Au cours des semaines qui suivirent, les membres du Réseau ne ménagèrent pas leur peine. Il fallut choisir avec attention ceux qui feraient partie de l’opération, préparer des cartes et des itinéraires, programmer un certain nombre de hacks dont certains devraient s’activer automatiquement une fois que les choses sérieuses commenceraient, repérer les véhicules et le matériel que nous devrions voler, tenter de se procurer des armes et surtout, mettre sur pied un véritable plan d’action, sérieux et réaliste.

Cette phase s’acheva moins de quarante-huit heures avant le désorbitage des parties mobiles. Nous dûmes ensuite patienter fébrilement, comme tout le monde, que le jour J arrive. Longue attente durant laquelle chacun d’entre nous repassa en pensée, jusqu’à l’obsession, tous les détails de l’opération.

Une fois débarqués, il nous fallut bien entendu participer au gigantesque effort général pour élever cette nouvelle cité à partir de rien. Aussi, pendant la première semaine, l’opération fut mise en sourdine, exception faite des missions de renseignement qui consistaient à vérifier que le camp était bien érigé selon les plans prévus par les ingénieurs. Nous avions soigneusement sélectionné tels entrepôts ou ateliers idéalement situés pour que l’opération se déroule de manière fluide ; il n’aurait plus manqué qu’ils soient finalement construits ailleurs.

Ensuite, nous reçûmes nos affectations définitives et chacun s’installa dans ses nouveaux quartiers et dans son nouvel environnent de travail comme s’il devait y rester. Nous fûmes un certain nombre à être ventilés, comme disent les militaires, dans les ateliers de montage informatique où nous étions chargés d’assembler et d’installer tout ce que le camp allait compter comme ordinateurs, conventionnels ou bioStructs. Afin de mener à bien cette tâche surhumaine, tous les ingénieurs plus ou moins spécialisés en informatique avaient été réquisitionnés. Ainsi, le Nod2, resté à bord du Saint-Michel s’était-il retrouvé privé de la plupart de ses pupitreurs, sans que toutefois cela présente de risque particulier puisque le navire était désormais pratiquement vide et inerte. Dès que le réseau informatique de la Nouvelle-Jérusalem serait opérationnel, les pupitreurs reprendraient leur place au chevet de l’énorme bioStruct du vaisseau, mais depuis le sol.

Pas fous, nos chefs ! Pas question de faire remonter à bord ceux qu’on ne comptait pas renvoyer sur Terre.

Une fois que chaque membre de l’opération fut en place, nous procédâmes à la dernière phase de la préparation qui consistait à mettre de côté des quantités importantes de vivres et de matériel que nous détournions des stocks grâce à des interventions discrètes sur les programmes de gestion. Tout se passait comme prévu et j’avais fini par éprouver une certaine fierté à voir notre plan se dérouler aussi bien, peut-être même un brin d’autosatisfaction. Mais Pascal la pulvérisa en un instant lorsqu’il fit irruption dans l’atelier où je travaillais en m’annonçant que la brèche dans la sécurité que nous attendions venait de se produire.

En fait, nous avions provoqué cela. Nous nous étions immiscés dans les programmes d’enquêtes d’opinion auxquels les soldats étaient régulièrement soumis afin de les modifier pour laisser penser en haut lieu que le moral des troupes descendait dangereusement bas. Puis, comme nous avions subtilement changé le programme de façon qu’il suggère d’avancer la cérémonie de bénédiction du pape pour inverser cette tendance, nos projections nous permettaient de prévoir de façon assez fiable que, suite à la légère désorganisation qui résulterait de ce changement de calendrier, la sécurité baisserait notablement aux accès du camp.

C’était le dernier paramètre que nous attendions. Il venait de se produire.

La bouche sèche, le cœur battant, je regardais Pascal qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Sa silhouette se détachant en contre-jour devant l’arrière-plan éblouissant de l’extérieur inondé de soleil, je plissai des yeux en cherchant les siens. Il me dévisageait lui aussi en tentant, sans succès, de reprendre son souffle. Plusieurs secondes de silence s’écoulèrent avant que je trouve enfin le courage de croasser d’une voix mal assurée :