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« On y va, préviens les autres ! »

* * *

En quelques mouvements lestes, s’aidant une fois ou deux de ses mains, Tancrède grimpa sur un empilement de rocs s’élevant au bord du plateau, du haut duquel il avait déjà pris l’habitude de contempler les couchers d’Alpha du Centaure. En peu de temps, cet endroit était devenu son nouveau refuge personnel, comme le vieux saule l’avait été sur le Saint-Michel. Sauf que cette fois, il le partageait avec Clorinde. Elle devait d’ailleurs le rejoindre d’une minute à l’autre.

Le soleil touchait presque l’horizon et le ciel s’assombrissait rapidement, se colorant de curieuses teintes pourpres et émeraude. Quelques minces filets nuageux, en haute altitude, accrochaient les derniers feux de l’astre déclinant. Depuis bientôt un mois que les hommes étaient arrivés, il n’avait pas plu une seule fois. Néanmoins, grâce aux observations de la première mission, on savait que lorsque les pluies survenaient, de véritables déluges dévalaient les sols secs et ruisselaient au fond des innombrables failles où ils alimentaient en eau les seules zones végétales de cette planète.

Tancrède s’installa au creux d’un rocher incurvé et se plongea dans la contemplation du panorama. La température diminuait déjà, mais son treillis épais lui permettait de supporter les premières fraîcheurs du soir. Le seul bruit qu’il entendait d’ici était le bourdonnement diffus de la barrière anti-franchissement, quelques mètres plus bas, le long du chemin de ronde.

Comme tout le monde, la première chose qui avait frappé Tancrède en débarquant sur Akya, c’était bien sûr la gravité : légèrement plus faible que sur Terre, mais plus forte qu’à bord du Saint-Michel ; la seconde avait été la lumière, gênante dès le lever du soleil, pratiquement insoutenable au cœur de la journée – le port de verres polarisants était d’ailleurs fortement conseillé – et d’une couleur vaguement rosée qui virait au violet le soir venu. Par réflexe, Tancrède avait alors levé la tête vers l’étoile de type spectral jaune-orange que constituait Alpha du Centaure A dans l’espoir d’apercevoir l’une de ses compagnes, mais il n’avait bien évidemment pas pu fixer l’astre.

L’air, quant à lui, laissait un arrière-goût étrange dans les fosses nasales, une sorte de mélange d’odeurs de feu de bois et de champignons vaguement pourrissants. C’était surprenant au début, mais on s’y faisait très vite. Ce composé peu azoté s’avérait en effet parfaitement respirable. Pourtant, comme tout le monde, Tancrède avait retenu sa respiration un moment lorsque les portes des parties mobiles s’étaient ouvertes pour la première fois sur cette nouvelle planète.

Il s’était ensuite avancé jusqu’au bord du plateau pour découvrir enfin ces nouveaux territoires qu’ils étaient venus conquérir. Le paysage l’avait fasciné : sec, aride, de profonds canyons creusés dans des plaines de pierre, de gigantesques rocs que des millions d’années d’érosion éolienne avaient placés dans un équilibre précaire sur des socles de terre cuite par le soleil, de maigres cours d’eau descendant des hauts plateaux dans de fines ravines.

Et surtout, des failles. Partout !

Des plus petites mesurant quelques mètres seulement, aux plus grandes atteignant des milliers de kilomètres, elles étaient toutes bien plus longues que larges, et très profondes. Il y en avait tant qu’elles produisaient parfois l’impression de n’être rien de plus que des fourmis courant au ras d’une terre craquelée par le soleil. Vues de l’espace, elles faisaient ressembler Akya à une gigantesque sphère de boue séchée. La plupart d’entre elles étaient arides, comme le reste de la planète, mais certaines, au contraire, regorgeaient de vie. Parce que le soleil ne pouvait y pénétrer que peu de temps dans la journée et que l’eau des rares pluies s’y déversait, ces failles dites « forestières » abritaient parfois des jungles denses.

Plus loin se dressaient des montagnes dont les sommets se perdaient dans les brumes de l’atmosphère. Leur apparente proximité était trompeuse, Tancrède les savait en fait très éloignées, et très hautes. Plus de vingt kilomètres d’altitude pour certaines, avait-il retenu de ses cours de géographie « centaurienne ».

Un bruit attira son attention en contrebas. Deux gardes en exosquelette de guerre passaient sur le chemin de ronde. L’un d’eux lui fit un salut de la main, auquel il répondit machinalement. Comme l’obscurité se faisait plus profonde, ils avaient activé leur vision nocturne. Deux cercles luminescents au niveau du regard se devinaient sur la visière-dôme, tels des yeux de chat dans la nuit. Tancrède trouvait plutôt que cela faisait ressembler les hommes à des loups.

Soudain, il sentit une présence. Il se retourna vivement et découvrit Clorinde qui se tenait juste au-dessus de lui. Son pouls accéléra.

« Bonsoir, dit-elle de sa voix claire, un léger sourire aux lèvres. On dirait que j’ai réussi à te surprendre… »

Il hocha la tête, souriant lui aussi.

« Je dois admettre que je ne t’ai pas entendu approcher, répondit-il. Je crois que tu n’auras pas besoin de suivre encore bien longtemps ta formation post-Méta. »

Elle sauta avec grâce au bas du rocher et Tancrède se leva pour l’accueillir. Ils s’enlacèrent avec passion.

Depuis qu’il avait pris ses distances avec Albéric, et surtout depuis le soir où il s’était ouvert à Clorinde dans les jardins d’Armide, Tancrède avait enfin trouvé une forme d’équilibre mental. Il s’astreignait à ne plus penser qu’à son devoir militaire afin d’oublier tous ses doutes et les questionnements qu’Albéric avait fait naître en lui. C’était plus facile qu’il ne l’aurait cru. Jamais auparavant il n’avait réussi à remiser ses pensées déviantes aussi efficacement.

Et la raison en était simple : Clorinde.

La jeune femme occupait constamment son esprit. Il savait que c’était l’unique explication, que sa seule volonté n’aurait pas suffi, mais il s’en moquait. En clair, pour la première fois de sa vie, il était amoureux.

« M’attends-tu depuis longtemps ? » demanda-t-elle en se blottissant contre lui. La roche était agréablement tiède dans son dos, lui rendant une partie de la chaleur accumulée durant la journée.

« Quelques minutes à peine. Je voulais voir le coucher de soleil. Tu arrives juste à temps d’ailleurs. »

Face à eux, la grande étoile s’abîmait sur l’horizon, embrasant les crêtes montagneuses dans le lointain avant de disparaître définitivement. Plus haut dans le ciel, l’une de ses deux sœurs stellaires était bien visible. Maintenant que l’astre dominant s’était éclipsé, Proxima du centaure offrait à la vue son petit disque rouge au-dessus de l’horizon, colorant les paysages de teintes brique comme toutes les nuits où elle était visible. Avec un système à trois étoiles, les véritables nuits noires étaient rares.

Dans l’obscurité grandissante, les deux amoureux bavardèrent un bon moment, se racontant leurs dernières journées, ou échangeant leurs impressions sur ce nouveau monde ; ils avaient eu peu d’occasions de se voir au cours des semaines passées. Tancrède savait qu’il devrait plutôt, conformément aux usages de la noblesse, lui faire la cour selon les règles de l’amour courtois, mais cela l’agaçait et il lui semblait que Clorinde partageait cet état d’esprit.

Lorsque la température commença à descendre trop bas, même pour leurs vêtements chauds, ils quittèrent leur abri minéral et reprirent le chemin de leurs quartiers. Ce fut alors que Clorinde lui dit :

« Juste avant de venir, j’ai entendu sur l’Intra qu’il y avait eu du vilain à l’élévateur nord. Si j’ai bien compris, une bande d’inermes ont volé des armes et pris d’assaut le poste de garde de l’élévateur pour déserter. Il semble qu’il y ait eu plusieurs blessés, ou même des morts, parmi les gardes. »