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— Il vaudrait mieux aller à pied maintenant, dit le Turc. Malko arrêta le taxi et paya. Ils descendirent avec leurs bagages.

Ils se trouvaient en bordure du premier district, le coin le plus sale et le plus vieux de Vienne. On y trouvait encore des maisons vieilles de trois siècles qui avaient échappé aux bombardements. Les deux hommes s’engagèrent sur le quai Franz-Josef. Ils enfonçaient jusqu’aux chevilles dans une épaisse couche de neige. Elle était là jusqu’au printemps. Comme chaque année les services de la voirie étaient totalement débordés.

Le froid était si vif que Malko fut pris d’une quinte de toux. Une humidité glaciale montait du Danube à demi gelé. Comme cela arrive parfois à l’Est, la température était descendue d’une dizaine de degrés en quelques heures. D’une glissade, Krisantem manqua s’écraser contre la vitrine sale d’un Weinstube{Bistrot.}. Au moins, à l’intérieur, il devait faire chaud. Le trottoir était si verglacé qu’il fallait se tenir au mur pour avancer.

A droite, entre deux vieilles maisons, s’amorçait un petit escalier aux marches archi-usées. Ils le montèrent en marchant comme sur des œufs.

— Voilà Judengasse, dit Krisantem, nous sommes tout près.

En dépit du froid, la rue étroite et interdite aux voitures était encombrée d’éventaires volants. C’était le marché aux puces de Vienne, tenu par tous les vieux juifs, rescapés des persécutions. Emmitouflés dans d’invraisemblables pelisses, pas rasés, l’œil glauque derrière leurs lunettes, ils dévisageaient les deux hommes, trop bien habillés pour le quartier, avec curiosité.

Les maisons ressemblaient à un décor de dessin animé. On s’attendait à ce qu’elles s’écroulent à chaque instant tellement leurs vieilles pierres étaient disjointes. Malko et Krisantem butaient sur les pavés inégaux comme ceux d’une antique voie romaine. Ils passèrent devant une petite synagogue un peu en retrait. Juste à côté il y avait une fille en manteau de lapin, avec de hautes bottes en caoutchouc noir. Quand Malko passa près d’elle, elle leva de grands yeux noirs et murmura sans conviction, avec l’accent grasseyant de Vienne :

— Lieber… es macht ein hundert Schillings…{Chéri, c’est cent schillings.}

Son regard suppliant disait que pour le quart, elle aurait suivi n’importe qui. Rien que pour ne plus avoir froid aux pieds. Malko tâta au fond de sa poche un billet. Presque sans s’arrêter, il le lui glissa au passage dans la main. Avec un sourire aussi chaleureux qu’il le put. Ebahie, elle garda le billet au bout des doigts plusieurs secondes. Malko ne s’était pas retourné.

— C’est là, annonça Krisantem.

Il s’engouffra sous un porche bas et noir. La maison avait eu quatre étages mais elle s’était tassée et il n’en restait plus que trois, de guingois.

Malko écarquilla les yeux pour s’habituer à l’obscurité. Un courant d’air glacé soufflait on ne sait d’où. Krisantem avait frappé à une petite porte en bois et attendait. Une voix se fit entendre de l’autre côté du battant et il y eut un échange rapide en turc, trop rapide pour que Malko saisisse.

La porte s’entrouvrit. Krisantem le fit passer devant. Il trébucha sur deux marches glissantes et se trouva nez à nez avec une apparition d’un autre âge : un filiforme et squelettique barbu vêtu d’une espèce de robe grège descendant jusqu’aux pieds et coiffé d’un chapeau conique. Sans un mot, l’inconnu s’inclina et fit signe aux deux hommes de le suivre. A gauche et à droite, il y avait un couloir éclairé par des ampoules nues. Le barbu prit celui de gauche. Ils tournèrent une fois à droite, puis encore une fois après une dizaine de mètres et leur guide s’arrêta devant une porte basse en bois, et l’ouvrit. C’était une cellule de trois mètres sur quatre avec un lit, une chaise et une table. Une sorte de vitrail d’un mètre de haut était la seule ouverture. Malko s’en approcha : elle donnait sur une sorte de patio intérieur, désert, entouré de colonnes, au sol de bois. Une verrière transparente donnait une clarté diffuse assez triste.

— C’est là que je vais habiter ? demanda Malko un peu inquiet.

— J’ai la chambre voisine de la vôtre, fit Krisantem rassurant. Ici, personne ne viendra vous chercher.

Incroyable de penser qu’on se trouvait en plein Vienne ! On se serait cru au fond de la Turquie vers le XIIIe siècle. Sur la table, il y avait un grand bol rempli d’une crème blanche avec une pile de galettes.

— Du yaourt, et de la galette de seigle, expliqua Krisantem. Nous devrons nous contenter de la nourriture traditionnelle.

Le barbu attendait, silencieux, les mains cachées dans ses grandes manches. Malko lui fit un grand sourire et s’inclina. Le Turc répondit par une légère inclinaison de tête, et disparut dans un froissement de lin.

— Celui-là, qui est-ce ? demanda Malko.

— Le gardien du téké ; il habite ici toute l’année, maintient le contact avec les frères derviches épars en Europe, envoie les convocations, gère les fonds de la petite communauté. Aux plus pauvres, il paiera le billet de train pour qu’ils puissent venir prier.

— Quand commencent les cérémonies ?

— C’est déjà commencé. Ils méditent. Les danses ont lieu plus tard. C’est le dernier stade du rapprochement avec Dieu.

— Ah !

Krisantem était imperturbablement sérieux. Malko se demanda s’il priait avec son lacet dans la poche… La juxtaposition des deux univers où il évoluait avait quelque chose de dément. La C.I.A. et les derviches, l’avion explosé et cette cellule monacale. Par instants, il avait envie de se pincer.

Il s’assit sur le lit et retira sa veste. Ce répit inespéré allait peut-être lui sauver la vie. Son plan était simple : en quelques heures de concentration, il allait reconstituer le rapport Kennedy grâce à sa fantastique mémoire. Ensuite, il entrerait en contact avec Foster Hillman, le numéro un de la C.I.A., le chef du groupe 54/12, l’homme qui était aussi puissant que le Président. Son seul espoir était qu’il ne raisonnerait pas comme ses subordonnés. Lui était un politique, pas un tueur. Ce serait un poker mortel. Si Hillman n’entrait pas dans le jeu, rien ne pourrait plus sauver Malko.

Le pistolet armé sous le matelas, il commença à écrire. Une ampoule nue l’éclairait. Tout de la cellule du condamné à mort. La vie a de ces ironies. Il eut une pensée pour Alexandra, mais l’écarta pour mieux se concentrer. Les pages défilaient dans sa tête comme s’il les avait connues toute sa vie. Il est vrai qu’il était capable de se souvenir vingt ans après d’un visage entrevu une minute. Au fur et à mesure qu’il écrivait, une angoisse sourde l’envahissait : la vie de l’homme en possession de ces secrets était sans prix : pour l’Ouest comme pour l’Est.

Malko écrivit jusqu’à en avoir mal aux yeux. La verrière s’était complètement assombrie. Affamé, il croqua un paquet de galettes trempées dans le yaourt. C’était proprement infect. Au moment où il se remettait au travail, un froissement soyeux lui fit lever la tête : en longue file indienne, une vingtaine de personnages semblables à celui qui leur avait ouvert entraient dans le patio. Ils s’assirent en un cercle parfait, les mains sur les genoux et commencèrent à prier à voix basse. Malko voyait leurs lèvres bouger mais n’entendait pas les paroles. En tout cas, ils étaient bien paisibles. Dehors, dans Vienne, à des millions d’années-lumière, les tueurs de Gehlen, sous la houlette du sémillant Kurt, devaient passer au peigne fin toutes les cachettes possibles avec un souci du détail germanique. Herr Gehlen basait sa loyale collaboration avec la C.I.A. sur une absence totale d’échec. Il avait beaucoup à se faire pardonner.

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