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L’homme boula comme un lapin. Le tram 26 qui arrivait de Friedenbrock n’eut pas le temps de freiner. La tête du blessé fut broyée comme une noix par les roues d’acier. Affolé, le wattman tourna frénétiquement son frein à main et hurla d’horreur, persuadé que l’homme avait voulu se suicider.

Personne n’avait remarqué les coups de feu, ni le mort dans la voiture arrêtée. Malko et Krisantem partirent à pied en grelottant. Surtout le Turc, sans manteau et avec ses sandales de corde. Mais il valait mieux ne pas retourner chez les derviches. La police ne tarderait pas à y arriver. Tout se savait dans ce quartier. Quelqu’un avait dû les voir entrer et l’information était venue aux oreilles de Kurt von Hasel. Beau travail, pensa Malko, amer. Dès qu’ils furent dans le Shottenting, il héla un taxi.

— Schwartzenberg Platz. Krisantem le regarda avec surprise.

— C’est l’Ambassade soviétique ?

— Mon cher Elko, dit tristement Malko, je crois que c’est la fin du voyage pour moi. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions : les Russes me liquideront quand ils auront tiré de moi tout ce qui les intéresse. Et de toute façon, je n’ai pas la moindre envie de goûter au paradis socialiste… Mais je ne veux pas mourir sans avoir rendu coup pour coup.

— Les types de tout à l’heure ne nous embêteront plus, objecta le Turc.

— Ceux-là non. Mais il y en aura d’autres. La C.I.A., est riche. J’en sais quelque chose. Ils me traqueront partout à travers le monde et finiront par me retrouver. Souvenez-vous de Trotsky. Les Russes ont mis dix ans pour le faire assassiner au Mexique. On arrive toujours à tuer quelqu’un quand on en a le temps et les moyens. Le taxi longeait l’Opéra et l’Hôtel Bristol. Malko regarda avec mélancolie les énormes façades noires et laides, mais si prodigieusement chargées de souvenirs. Il se rappelait Vienne en 1945 quand la ville n’était plus qu’un monceau de ruines et la Kärntnerstrasse une enfilade de vitrines de bois. Maintenant, tout ruisselait de néon, l’Opéra était rouvert et la ville avait retrouvé son Wiener Schmah, son charme. Mais lui, Malko, allait mourir.

— Je comprends maintenant, dit-il, pourquoi David Wise tenait tant à me charger de cette mission. Il était décidé à liquider tous ceux au courant de l’affaire. Avec moi, ils se sentiront moins coupables, je ne suis pas vraiment Américain.

Krisantem qui frottait l’un contre l’autre ses pieds gelés, secoua la tête :

— Mais cela fait des années que vous leur rendez des services inestimables. Ils ne peuvent pas vous soupçonner de vouloir les trahir.

— C’est plus compliqué que ça. Le vol de ce dossier ultra-secret n’aurait jamais dû exister. Il faut donc revenir à la situation initiale et pour cela supprimer tous ceux qui pourraient un jour témoigner que tout cela est vrai. Je suis de trop.

Le taxi s’arrêta au coin de la place Schwartzenberg à l’ombre de la haute flèche de la cathédrale Saint-Pierre. Comme toutes les autres ambassades, celle d’U.R.S.S., était installée dans un vieux palais viennois aux immenses fenêtres à croisillons de pierre. La porte était close et un drapeau rouge pendait, immobile dans l’air glacé. Malko paya et descendit. Juste à côté d’une cabine téléphonique. Krisantem, suivit, bleu de froid.

— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

— Expliquer à Monsieur David Wise qu’il a fait la plus belle gaffe de sa carrière, dont les conséquences vont faire du bruit.

Le Turc était tout désorienté.

— Et moi ?

— Le cercle est bouclé. Je vous ai recueilli à Istanbul en catastrophe, je vous quitte en catastrophe. Disparaissez totalement. Retournez en Turquie. Ce sera plus sûr. Ils n’aiment pas vous savoir vivant, mais je ne pense pas qu’ils feront beaucoup d’efforts pour vous retrouver. Enfin, j’espère…

— Je resterai, dit Krisantem sombrement. Il faut que quelqu’un s’occupe du château.

— Oh ! le château… ! Moi disparu, qui en aura cure ?

— Je ne veux pas retourner en Turquie.

Têtu, le Turc contemplait ses pieds qui blêmissaient de froid. Haussant les épaules affectueusement, Malko entra dans la cabine téléphonique.

Malko glissa dans la fente un schilling et composa le numéro de l’Ambassade américaine, savourant d’avance le goût de son amère victoire. Dans quelques minutes il serait définitivement à l’abri de la C.I.A., derrière les hauts murs de l’Ambassade soviétique. On décrocha.

— American Embassy in Vienna, fit une voix fraîche.

— Passez-moi William Coby, demanda Malko.

— Je vais voir s’il est là. De la part de qui ?

— Du Prince Malko.

Le ton était sans réplique. Si Coby jouait les hommes invisibles, il lui ferait dire d’où il téléphonait. Ça le remuerait peut-être. Il y eut un certain nombre de grésillements sur la ligne et brusquement la voix de William Coby éclata tout près, chaleureuse :

— Malko ! Où diable étiez-vous passé ? Je vous cherchais partout ! De saisissement, Malko faillit jurer. Il se reprit et parvint à articuler presque calmement :

— Je sais qu’à Yale, on vous a appris à mentir. Vous avez dû décrocher une médaille d’or à l’examen final. Pour me chercher, je sais que vous me cherchez. A la bombe, au fusil, et tout à l’heure au pistolet. Vos moyens baissent.

— Quoi !

La surprise du diplomate semblait sincère mais Malko était ivre de rage.

— Ecoutez, fit-il, je suis dans ce métier depuis au moins aussi longtemps que vous. Je sais que vous êtes parfaitement au courant. Mais moi, je vais vous dire une chose. Dans trois minutes je serai à l’Ambassade d’U.R.S.S. et là, vous aurez beaucoup de mal à venir me chercher, à moins de mobiliser quelques chars. Je n’ai jamais eu aucun penchant pour le suicide mais vous m’y poussez. Je n’ai pas le moindre espoir de sauver ma vie, mais je ne partirai pas tout seul.

J’ai l’impression que la morgue de Washington va être encombrée dans les jours qui viennent…

A l’autre bout du fil, William Coby s’étranglait d’émotion.

— Mais Malko, vous êtes complètement fou, c’est une épouvantable erreur.

— … de tir.

Le diplomate reprit son souffle. Malko l’imaginait très bien.

— Foster Hillman est arrivé à Vienne hier. Spécialement pour vous rencontrer. Depuis deux jours je téléphone toutes les dix minutes chez vous. Je sais que… qu’il y a eu un regrettable malentendu, mais c’est fini. Absolument fini.

Une bouffée de joie réchauffa Malko, Foster Hillman ! C’était trop beau !

— Passez-le-moi.

— Tout de suite. Il est dans l’appartement de l’Ambassadeur. Nouveau grésillement. Malko s’aperçut qu’en dépit du froid polaire, il transpirait. Mille pensées se heurtaient dans son crâne. Et si le grand patron était venu superviser lui-même l’hallali ? Peu vraisemblable. Hillman ne se penchait pas sur ce genre d’opération vulgaire et subalterne.

— Allô, S.A.S. ?

C’était la voix brutale du chef suprême de l’espionnage américain. Malko l’avait rencontré une fois dans sa vie.

— Oui.

Minute de silence. A la mémoire des errements passés.

— Où êtes-vous ?

Malko se permit de rire sans beaucoup de joie.

— Vous me pardonnerez de ne pas vous le dire. Je ne tiens pas à ce que le quartier soit bombardé par erreur…

La voix se fit encore plus brutale.

— Ne faites pas l’idiot. J’ai reçu votre lettre et ce qui l’accompagnait… C’est pour cela que je suis ici. J’ai donné des ordres pour que l’on cesse toute action contre vous. Et je n’ai pas pour habitude de renier ma parole.