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Incapable d’affronter leurs regards, Tanis resta le dos à la porte. Il avait lu le désespoir dans les yeux de Caramon, et le triomphe dans ceux de Raistlin. Il avait vu Lunedor pleurer en silence et Tika se mordre les lèvres. Jamais plus il n’oserait regarder Lunedor en face.

Il fallait que quelque chose se passe. Lentement, il se tourna vers eux. Arc-bouté entre le plancher et le plafond, Rivebise se tenait à côté de Lunedor. Le dos appuyé à la porte, Tanis regarda ses amis sans rien dire. Personne ne rompit le silence. On n’entendait que le fracas des lames contre la coque et le gargouillis de l’eau qui s’infiltrait un peu partout. Tous tremblaient de froid, d’émotion et de désespoir.

— Je vous demande pardon, commença Tanis d’une voix qui n’arrivait pas à sortir de sa gorge. Je voulais vous parler…

— C’est donc comme ça que tu as passé ces quatre jours, dit Caramon d’une voix douce. Avec notre sœur. Le seigneur draconien, c’était elle !

Tanis baissa la tête. Une embardée du navire le précipita sur le bureau de Maquesta fixé au plancher de la cabine. Il se releva et leur fit face. Au cours de sa vie mouvementée, il avait connu l’injustice, la séparation, et des blessures de toutes sortes. Mais jamais il n’avait tant souffert. Ils voyaient en lui un traître et cela lui brisait le cœur.

— Je vous en prie, il faut que vous me croyiez…

Ce que je dis est idiot ! songea-t-il. Pourquoi me croiraient-ils ? Depuis que je suis là, je n’ai pas arrêté de mentir !

— Très bien, je sais que vous n’avez aucune raison de me croire, mais écoutez au moins ce que j’ai à dire ! Je me promenais dans les rues de Flotsam quand un elfe m’a attaqué. Avec cette armure, évidemment, il m’a pris pour un officier draconien. Kitiara m’a tiré de ce mauvais pas et m’a sauvé la vie. Après m’avoir reconnu, elle a cru que j’avais rallié l’armée draconienne ! Que pouvais-je faire ? Elle… m’a emmené jusqu’à ses quartiers, dans une auberge…

Il fut incapable de continuer.

— Et tu as passé quatre jours et quatre nuits dans ses bras ! vociféra Caramon. Après ces quatre jours, tu en as eu assez. Alors tu t’es souvenu de nous et tu es venu voir si nous t’attendions toujours ! Et nous t’attendions toujours ! Comme des idiots que nous sommes !

— Eh bien oui ! J’étais avec Kitiara ! cria Tanis, soudain furieux. Oui, je l’aime ! Je ne crois pas que vous puissiez me comprendre ! Mais je ne vous ai jamais trahis ! Par les dieux, je le jure ! Quand elle est partie pour la Solamnie, j’ai saisi ma chance et je me suis échappé. Un draconien m’a suivi, apparemment sur son ordre. Je suis un imbécile. Mais pas un traître !

— Bah ! fit Raistlin en crachant par terre.

— Écoute-moi bien, magicien ! gronda Tanis. Si je vous avais trahis, pourquoi Kitiara aurait-elle été si bouleversée de vous voir ? Si je vous avais trahis, pourquoi n’aurais-je pas simplement envoyé les draconiens vous cueillir à l’auberge ? Je pouvais le faire à tout moment. J’aurais également pu dénoncer Berem. C’est lui qu’elle recherche. C’est lui que les draconiens poursuivent dans Flotsam ! Je savais qu’il était à bord de ce navire. Kitiara m’a assuré que nous dominerions Krynn si je lui trouvais Berem. C’est dire à quel point il est important pour eux ! Tout ce que j’avais à faire était de la conduire à Berem et de me faire récompenser par la Reine des Ténèbres !

— Ne nous dis pas que tu n’y as pas songé ! siffla Raistlin.

Tanis resta muet. Il savait que sa culpabilité se voyait sur son visage aussi bien que sa barbe de demi-humain. Il se raidit et mit une main devant ses yeux pour ne plus voir leurs regards.

— Je…je… je l’aimais, dit-il d’une voix sourde. Je l’ai aimée toutes ces années, refusant de voir comment elle était. Même si je l’avais vu, je n’aurais pas pu m’en empêcher. Toi aussi, tu connais l’amour, dit-il à Rivebise, et toi aussi, Caramon.

Le navire tangua de nouveau. Tanis se cramponna à la table avec l’impression que le plancher se dérobait sous ses pieds.

— Qu’auriez-vous fait à ma place ? Depuis cinq ans, elle est au centre de mes rêves !

Il s’arrêta. Les compagnons ne répondirent pas. Caramon avait l’air pensif ; Rivebise regardait Lunedor.

— Quand elle est partie, continua Tanis d’une voix émue, je me suis haï. Vous êtes en droit de me haïr aussi, mais vous ne me détesterez jamais autant que je me dégoûte et que je méprise ce que je suis devenu ! J’ai pensé à Laurana et…

Il se tut et releva la tête. Le roulis du navire s’était arrêté. Les compagnons échangèrent des regards. Inutile d’être marin pour comprendre que le Perechon voguait à une autre allure. Il semblait glisser sur l’eau, mû par une force inhabituelle. Avant qu’ils puissent se demander ce qui arrivait, quelqu’un frappa à la porte de la cabine.

— Maquesta a dit « Tout le monde sur le pont ! » cria Koraf.

Tanis jeta un coup d’œil à ses compagnons. Rivebise avait l’air sombre. Son regard sans aménité soutint celui de Tanis. Le barbare n’accordait sa confiance qu’aux humains et se méfiait des autres races. Il avait fallu qu’ils bravent ensemble mille dangers pour que Rivebise l’accepte comme un frère. Tout était-il perdu ? Tanis soutint son regard. Rivebise baissa les yeux et passa devant le demi-elfe sans dire un mot, puis il s’arrêta.

— Tu as raison, ami, dit-il en regardant Lunedor. J’aime moi aussi.

Il quitta la cabine. Avant de le suivre, Lunedor adressa à Tanis un regard qui lui sembla plein de compassion et de compréhension. Lui pardonnait-elle ?

Caramon hésita un instant, puis passa devant lui sans le regarder. Raistlin lui emboîta le pas sans rien dire, gardant ses yeux dorés rivés sur Tanis jusqu’à la dernière seconde. Y avait-il une lueur de jubilation dans son regard ? Lui qui souffrait depuis si longtemps de la méfiance des autres, se réjouissait-il d’avoir enfin un compagnon d’infortune ? Impossible de le savoir. Tika lui tapota gentiment l’épaule. Elle savait ce qu’aimer voulait dire…

Accablé, Tanis resta seul un moment dans la cabine avant de les rejoindre.

Dès qu’il eut posé le pied sur le pont, il comprit ce qui se passait. Les autres regardaient devant eux d’un air égaré. Maquesta marchait de long en large en jurant dans un patois incompréhensible.

Voyant le demi-elfe approcher, elle darda sur lui des yeux flambants de haine.

— Tu nous as menés à la catastrophe, toi et ce timonier maudit des dieux !

Il s’était répété ces mots-là si souvent, qu’il se demanda si c’était elle qui avait parlé. Car il ne savait plus très bien qui il était…

— Nous voilà engagés dans le tourbillon !

4

« Mon frère…»

Le Perechon poursuivait sa course, glissant sur les vagues comme un oiseau. Mais un oiseau aux ailes rognées, que le courant emportait au cœur du cyclone.

La force centrifuge lissait l’eau, qui luisait comme du verre teinté. Des nuages permanents tournoyaient au-dessus du tourbillon, d’où montait un grondement. La nature entière semblait assujettie à la force qui aspirait le bateau.

Agrippé au bastingage, Tanis regardait le gouffre béant. Rien n’avait plus d’importance. La mort rapide qui les attendait serait la bienvenue.

Chacun à bord restait muet devant le fabuleux spectacle. Le navire était encore à quelque distance du centre du maelström, qui avait plusieurs lieues de diamètre. La pluie continuait de tomber, le vent de souffler. Mais qu’importait. Personne ne s’en souciait. Tout ce qu’ils voyaient, c’est qu’ils étaient inéluctablement entraînés vers le centre du cyclone.