Le demi-elfe suivit Kitiara et Sturm à l’intérieur de la Tour. Le vestibule aujourd’hui délabré avait dû être splendide. Les peintures qui ornaient les murs offraient de visions macabres soulignées par la lumière glauque filtrant des vitraux. Du fond du vestibule sourdait une lueur d’un vert éclatant. Le rayonnement maléfique leur mit le visage en feu, comme s’ils se trouvaient face à un avatar du soleil.
— Nous sommes au cœur du Mal, dit Tanis.
Kitiara vacilla sur ses jambes. Bien qu’il sentît les siennes lui manquer, il soutint la jeune femme au front brillant de sueur. Elle avait peur ; c’était la première fois que Tanis la voyait en position de faiblesse. Sturm, alourdi par son armure, avançait lui aussi à grand-peine.
Ils se rapprochaient de la lueur verte. À présent, elle leur brûlait les yeux, leur desséchait les poumons ; chaque enjambée leur coûtait un effort surhumain.
À l’instant où Tanis comprit qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus, quelqu’un l’appela.
Laurana était debout devant lui, l’épée à la main. Elle ne semblait pas souffrir de l’atmosphère maléfique, car elle s’élança vers lui avec une exclamation joie.
— Tanthalas ! Tu es sain et sauf ! Je t’ai attendu…
Elle avait remarqué la femme qui s’appuyait sur le bras de Tanis, et comprit soudain qui elle était Kitiara, l’humaine que Tanis aimait. Laurana pâlit puis s’empourpra.
— Laurana, commença Tanis, qui se sentait coupable et se haïssait de la faire souffrir.
— Tanis ! Sturm ! cria Kitiara, le doigt pointé vers la lueur verte.
— Drakus tsaro deghnyah ! s’exclama Sturm solamnique.
Un gigantesque dragon vert venait d’apparaître au fond du vestibule. Cyan Sangvert était un des plus puissants dragons de Krynn, seul le Grand Rouge le surpassant en taille. Oblitérant la lumière verte de son énorme masse, il avançait, la tête ondulant comme un serpent. Il avait reniflé l’odeur de l’acier, de la chair humaine et du sang elfe.
Les compagnons furent incapables de faire un geste. Tétanisés par la peur, ils regardaient le dragon avancer la gueule grande ouverte. Leurs armes glissèrent de leurs mains, qu’ils ne contrôlaient plus.
Les dés étaient jetés. Il n’y avait vraiment plus rien à faire. Chacun pensait à la mort qui les attendait inexorablement quand une silhouette sombre émergea d’une porte dérobée et vint se camper devant eux.
— Raistlin ! dit Sturm. Par tous les dieux, tu vas payer pour la mort de ton frère !
Oubliant le dragon, mû par la seule pensée de Caramon agonisant, Sturm se mit en garde. Le mage le toisa froidement.
— Tue-moi, chevalier ! Du même coup, tu mettras fin à tes jours et à ceux de tes compagnons. Seuls mes pouvoirs magiques ont prise sur Cyan Sangvert.
— Arrête, Sturm ! Nous avons besoin de lui. Bien qu’il soit plein de rancœur et de haine, Tanis savait que le mage disait vrai. Il sentait de sa puissance filtrer à travers sa robe noire.
— Non, fit Sturm, reculant d’un pas vers ses amis. Je l’ai déjà dit. Je ne me mettrai pas sous la protection du mage. Adieu, Tanis.
Avant que quiconque ait pu le retenir, Sturm dépassa Raistlin, et marcha d’un pas martial sur le dragon. Cyan hocha frénétiquement de la tête, se réjouissant du premier défi qu’il allait relever depuis la prise du Silvanesti.
— Fais quelque chose ! cria Tanis au mage.
— Le chevalier est sur mon chemin. Si je lance un sort, il le subira, et il périra.
— Sturm ! cria Tanis.
Le chevalier hésita. Ce ne fut pas l’appel de Tanis qu’il entendit, mais une sonnerie de trompette cristalline. Cette musique lui rappela l’air pur de ses montagnes natales. Elle l’arracha à la mort et au désespoir.
Il lui répondit par un joyeux cri de guerre et brandit l’antique épée que lui avait léguée son père. La trompette retentit et retentit encore, mais Sturm ne la reconnut pas. Elle avait changé de ton. Il ne s’agissait plus que d’une cacophonie de sons aigrelets et discordants.
Non, ce n’est pas possible ! pensa Sturm, réalisant qu’il s’était laissé abuser. Les cors de l’ennemi ! Il aperçut les draconiens qui apparaissaient derrière le dragon, ricanant de sa bévue. Tout était fini, bien fini. Il s’était battu pour rien. C’était l’échec total. Une mort, ignominieuse l’attendait. Désespéré, il regarda autour de lui. Où était Tanis ? Il avait besoin du demi-elfe, mais il n’était pas là. Il se raccrocha à la maxime des chevaliers, « Mon honneur est ma vie », mais les mots sonnaient creux ; ils lui parurent vides de sens. Finalement, il n'était pas chevalier. Qu’est-ce que ce code pouvait bien lui faire ? Il ne signifiait plus rien pour lui. Sa vie avait été un leurre. Son bras tressaillit et lâcha épée. Il tomba à genoux, pleurant comme un enfant la tête dans les mains.
D’un coup de sa monstrueuse patte, Cyan Sangvert déchira le chevalier de ses griffes crochues, mettant ainsi un terme à sa vie. Avec des hurlements sauvages, les draconiens se précipitèrent vers le corps.
Sur leur passage, ils rencontrèrent un obstacle, une silhouette baignée par le clair de lune se dressait comme un rempart devant le cadavre du chevalier. Laurana sortit doucement de son fourreau l’épée de Sturm, et la brandit devant les draconiens.
— Osez le toucher, et vous êtes morts ! Rugit-elle à travers ses larmes.
— Laurana ! cria Tanis en bondissant vers elle.
Trois draconiens se ruèrent vers lui. Jouant de son épée antique, il réussit à les mettre hors de combat. Il était sur le point d’atteindre Laurana quand il entendit Kitiara l’appeler. Elle se débattait au milieu d’une demi-douzaine de reptiliens déchaînés. Écartelé, le demi-elfe hésita juste ce qu’il fallait pour que Laurana, transpercée par une lame draconienne, s’effondre sur le cadavre de Sturm.
— Laurana ! cria Tanis en se précipitant vers elle.
Kitiara l’appela de nouveau. Tiraillé d’un côté et de l’autre, il se retourna. Kitiara s’effondrait, succombant sous le nombre de ses assaillants.
Le demi-elfe sentit qu’il sombrait dans la folie. Il désirait ardemment la mort, qui mettrait fin à ses souffrances. Resserrant sa prise sur l’épée de Kith-Kanan, il s’élança vers le dragon, propulsé par le seul désir de tuer et d’être tué.
Dressé entre lui et le monstre comme un obélisque noir, Raistlin lui barra le passage et le repoussa.
Gisant sur les dalles froides, Tanis comprit que l’heure de sa mort avait sonné. La main refermée l’anneau d’or de Laurana, il attendit la Camarde.
Une étrange psalmodie lui parvint, entrecoupée des rugissements du dragon. Le mage devait être en train de se battre contre Cyan. Tanis ne voulait plus rien savoir, il ferma les yeux. Une seule chose restait réelle : l’anneau d’or qu’il serrait dans sa main.
Alors il prit conscience que le métal ciselé de l’anneau pénétrait dans sa chair. Il serra fort, encore plus fort. Sa paume meurtrie lui faisait mal. Une douleur réelle…, une vraie douleur…
Je suis dans le rêve !
Tanis ouvrit les yeux. Les rayons argentés de Solinari, mêlés aux rayons rougeoyants de Lunitari, envahissaient le hall de marbre blanc. Il avait serré si fort son poing sur l’anneau que la douleur l’avait réveillé.
Se remémorant ce qu’il avait rêvé, Tanis sursauta et jeta autour de lui des coups d’œil anxieux. Il n’y avait personne dans la pièce, excepté Raistlin. Adossé contre le mur, il toussait lamentablement.
Le demi-elfe se releva et, d’un pas mal assuré, avança vers le mage. Il avait du sang sur la bouche. Dans la lumière de Lunitari, ce sang brillait du même rouge que la robe qui enveloppait son corps malingre et estropié.