Le rêve ! Il avait rêvé.
Tanis ouvrit la main. Elle était vide.
11
Le rêve prend fin. Le cauchemar commence.
Le regard de Tanis fit le tour de la pièce. Elle était aussi vide que sa main. Les corps de ses compagnons et le dragon s’étaient évanouis. Il se dirigea vers Raistlin.
— Où sont-ils ? demanda le demi-elfe en le secouant. Laurana ? Sturm ? Ton frère et les autres ? Et le dragon ?
— Le dragon est parti. L’orbe l’a renvoyé quand il a compris qu’il ne pouvait pas me vaincre. Tel que j’étais alors, il n’avait aucune prise sur moi. À présent, un enfant me terrasserait. Quant aux autres, je ne sais pas où ils sont. Tu as survécu, Tanis, parce que ton cœur est fort. Moi, j’ai résisté grâce à mon ambition. En plein cauchemar, nous avons touché la réalité. Quant aux autres…, qui peut savoir ?
— Alors Caramon est vivant, dit Tanis. Parce que son cœur est fort à cause de son amour. Dans un dernier souffle, il m’a conjuré de veiller sur toi. Dis-moi, mage, l’avenir que nous avons cru voir, est-il irréversible ?
— Pourquoi le demandes-tu ? Pourrais-tu encore me tuer, là, tout de suite ?
— Je ne sais pas, répondit Tanis, pensant aux dernières paroles de Caramon. Peut-être.
Raistlin eut un sourire acide.
— Ne te donne pas cette peine. L’avenir change tandis que nous restons là à en discuter. Si nous n’agissons pas, nous ne serons que des jouets entre les mains des dieux, et non leurs héritiers, comme on nous l’a annoncé. Cette histoire est loin d’être finie. Hélas ! Il faut retrouver Lorac, et l’orbe draconien.
Appuyé sur son bâton, Raistlin se traîna dans le vestibule. La lueur verte s’était éteinte. Tanis fit un effort pour tenter de sortir du rêve et revenir dans la réalité. Mais le rêve lui semblait plus réel que tout. Il vit que le mur était abîmé. Y avait-il vraiment eu un dragon dans cette Tour, une lueur verte au fond du vestibule ?
La nuit avait tout voilé. Ils s’étaient mis en route à l’aube ; les lunes n’étaient pas levées. À cette heure, elles étaient pleines. Combien de nuits s’étaient-elles écoulées ? Et combien de jours ?
Les deux hommes entendirent une voix grave, provenant de l’entrée, qui appelait :
— Raist !
Le mage s’arrêta et chercha le regard de Tanis.
— C’est mon frère, souffla-t-il.
Indemne, Caramon se tenait devant le portail, sa haute silhouette se découpant sur le ciel étoilé.
Tanis entendit Raistlin pousser un soupir de soulagement.
— Je suis fatigué, Caramon, dit le mage, que la toux avait repris, et il y a encore beaucoup à faire pour que ce cauchemar soit terminé… et éviter le lever des trois lunes. J’ai besoin de ton aide, souffla-t-il en tendant la main à son frère.
Ils gagnèrent la salle d’audience de la Tour des Étoiles. Toute sa vie, Tanis avait entendu vanter ses merveilles. Elle avait été construite pour emprisonner le clair de lune, comme la Tour du Soleil de Qualinost pour capter la lumière du soleil. Les fenêtres de la Tour étaient serties de gemmes qui amplifiaient les rayons argentés de Lunitari et les rayons rouges de Solinari. À présent éclatées, les gemmes ne renvoyaient plus que de vagues lueurs blafardes.
Le haut de la Tour était ouvert sur des ténèbres sans fond, où ne scintillait aucun astre. Seule une sphère noire se détachait sur le ciel étoilé.
Dans l’ombre, face à la salle des audiences, gisait le père d’Alhana, Lorac, le roi des elfes. Son corps desséché, affalé sur un grand trône de pierre sculptée, avait l’allure d’un cadavre. Sa physionomie était figée, sa bouche ouverte sur un cri silencieux. Sa main reposait sur un globe de cristal.
— Est-il encore vivant ? s’enquit Tanis, horrifié.
— Oui, pour son malheur, répondit le mage.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il vit dans un cauchemar. Regarde sa main, posée sur l’orbe draconien. Il a dû essayer d’en prendre le contrôle, mais il n’avait pas les pouvoirs suffisants. C’est l’orbe qui s’est emparé de lui, et qui a appelé Cyan Sangvert pour monter la garde au Silvanesti. Profitant de ses pouvoirs, le dragon a décidé de détruire le pays en implantant des cauchemars dans l’esprit de Lorac. Le roi y a cru si intensément, ses liens avec son peuple étaient si forts, que le cauchemar est devenu réalité. Dès notre arrivée, nous sommes entrés dans son rêve et c’est son cauchemar que nous avons vécu. Et le nôtre. Car nous aussi, nous sommes tombés sous la domination du dragon.
— Tu savais cela depuis le début ! s’exclama Tanis d’un ton accusateur. Tu savais ce qui nous attendait, dès la rivière…
— Laisse-le tranquille, Tanis, intervint Caramon.
— Peut-être le savais-je, peut-être que non. Je ne suis pas tenu de te révéler d’où je tire ma science !
Coupant court à l’altercation, un gémissement plaintif s’éleva près du trône de pierre sculptée. La main sur le pommeau de son épée, Tanis s’élança vers le trône.
— Alhana ! s’écria-t-il.
Elle le regarda sans le voir.
— Alhana ! répéta-t-il.
Elle secoua la tête, incrédule et tendit la main pour tâter celle de Tanis.
— Demi-Elfe !
— Comment es-tu arrivée jusqu’ici ? Que s’est-il passé ?
— J’ai entendu le mage assurer qu’il s’agissait d’un rêve, et j’ai refusé de croire que c’en était un. Je me suis réveillée, pour me trouver dans un cauchemar réel ! Mon beau pays ravagé par les atrocités ! J’ai dû me battre pour parvenir jusqu’ici, dit-elle en s’agrippant à Tanis, qui la serra contre lui. Cela m’a pris des jours. Ce fut un cauchemar. Quand je suis arrivée dans la Tour, le dragon était là. Il m’a amenée devant mon père pour que celui-ci me tue. Mais même dans un cauchemar, Lorac n’a pas voulu assassiner son enfant. Alors Cyan l’a torturé avec les images de ce qu’il allait faire de moi.
— Et toi ? As-tu vu ces images ? demanda Tanis en caressant d’une main réconfortante les longs cheveux noirs de la jeune femme.
— Oui, et ce n’était pas plus mal, car j’ai fini par comprendre que j’évoluais dans un rêve. Mais pour mon père, c’était la réalité.
— Emmène Alhana dans une pièce où elle puisse se reposer, dit Tanis à Caramon. Nous allons tenter de faire quelque chose pour son père.
Alhana voulut protester, mais elle était à bout de forces.
— Conduis-moi dans la chambre de mon père, dit-elle à Caramon. Je te montrerai le chemin.
Tanis se tourna vers le trône de pierre. Raistlin était debout devant Lorac, et semblait se parler à lui-même.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Tanis. Il est mort ?
— Qui ? demanda Raistlin. Ah ! Lorac ! Non, je ne pense pas. Du moins, pas encore.
Tanis comprit que le mage avait concentré toute son attention sur l’orbe magique.
— L’orbe est-il sous contrôle ? demanda-t-il.
Il ne quittait pas des yeux l’objet qui leur avait valu tant d’épreuves et irradiait maintenant une lueur verte qui n’était pas sans lui rappeler de mauvais souvenirs.
Raistlin passa la main au-dessus du globe en prenant garde de ne pas l’effleurer, et récita une formule magique. La lueur verte se transforma en une aura rougeoyante. Tanis eut un mouvement de recul.
— Ne crains rien, c’est un effet de mon incantation. Le globe est encore enchanté. Malgré le passage du dragon, il a conservé ses pouvoirs. Quoi qu’il en soit, il est encore sous contrôle.
— Sous le contrôle de Lorac ?
— Non, sous son propre contrôle. Il a abandonné Lorac.
— T’es-tu rendu maître de l’orbe, Raistlin ?
— L’orbe n’a pas été vaincu ! coupa le mage. J’ai été aidé, et c’est pourquoi j’ai pu vaincre le dragon. Quand l’orbe a senti que le dragon avait perdu la partie, il l’a renvoyé. Quant à Lorac, il l’a délaissé parce qu’il n’avait plus besoin de lui. Cela dit, cet artefact reste très puissant.