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— Hé, l’officier ! Sais-tu ce que tu pourrais faire de ton sifflet…

Le kender n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une main puissante l’avait extrait de la mêlée, une autre lui avait clos le bec. Soulevé dans les airs, il ne vit et ne sentit plus que la toile de jute du sac qui l’emprisonnait.

Sturm aida Gilthanas à se relever et essuya le sang qui coulait sur son front. Flint jurait comme un charretier en enlevant les fanes de carottes accrochées à sa barbe.

— Où est passé ce satané kender ! rugit le nain. Je vais… (Il s’arrêta et le chercha des yeux.) Où est-il donc passé ? Tass ! Aidez-moi… !

— Tais-toi ! chuchota Tanis, pensant que le kender avait réussi à prendre la fuite.

L’officier les poussa à l’intérieur de la Salle de Justice. Tanis réussit à se rapprocher de Sturm.

— Qui rend la justice dans cette ville ? demanda-t-il au chevalier.

— Avec un peu de chance, c’est encore le bourgmestre, répondit Sturm à voix basse. À Tarsis, les seigneurs qui remplissent cette charge ont toujours été des hommes d’honneur. De toute façon, que veux-tu qu’on nous reproche ? Nous n’avons rien fait ! Au pire, on nous reconduira aux portes de la ville.

Le bourgmestre trônait au milieu de ses six conseillers juchés sur une estrade. L’odeur de la salle obscure était si rebutante que l’un d’eux reniflait des oranges truffées de clous de girofle.

En voyant le chevalier, le bourgmestre arrondit les sourcils et le salua d’un signe de tête. Tanis reprit espoir. Les compagnons avancèrent jusqu’à l’estrade, devant laquelle ils restèrent debout.

— Quelle accusation pèse sur ces hommes ? demanda le bourgmestre.

— Incitation à l’émeute, seigneur !

— Mensonge ! explosa Flint. Nous n’avons rien à voir avec ce cirque.

Un personnage vêtu d’une tunique ample émergea de l’ombre et vint murmurer quelque chose à l’oreille du seigneur. Les compagnons ne le remarquèrent qu’à cet instant.

Flint se tut. Il lança un regard à Tanis, qui soupira, soudain découragé. Gilthanas, pâle comme un linceul, s’épongea le front. Seul Sturm resta impassible devant le demi-homme aux traits reptiliens de draconien qui se penchait vers le seigneur.

Les compagnons retenus à l’auberge s’étaient regroupés dans la chambre d’Elistan. Cela faisait une heure que les cinq autres avaient été arrêtés. Caramon montait la garde près de la porte et Rivebise regardait de temps à autre par la fenêtre. Il écoutait attentivement Lunedor qui élaborait avec Elistan des projets pour les réfugiés.

Seule Laurana restait assise près de la fenêtre, regardant Caramon et Tika qui parlaient à voix basse. Le guerrier lui racontait une de ses batailles et les yeux de la jeune fille brillaient d’enthousiasme.

Au cours de leur voyage pour retrouver le Marteau de Kharas, la jeune servante de l’auberge de Solace avait acquis une expérience de guerrière. Elle ne savait toujours pas très bien manier l’épée, mais elle était passée maître dans l’art d’utiliser son bouclier comme une arme. L’air joyeux, Caramon était penché vers elle, qui le buvait des yeux.

Laurana détourna le regard. Elle se sentit soudain terriblement seule. Les paroles de Raistlin lui revinrent à l’esprit et l’angoisse l’étreignit.

Le mage s’appliquait à apprendre ses formules magiques, son pensum quotidien. C’était la malédiction des magiciens de devoir les potasser sans cesse pour les savoir par cœur. Chaque invocation lui coûtait une telle énergie qu’il devait se reposer ensuite.

Plus son pouvoir et sa science augmentaient, plus les compagnons se méfiaient de lui. Personne n’avait de raison valable pour ce faire, d’autant qu’il leur avait sauvé la vie à maintes reprises. Mais il émanait de lui quelque chose d’inquiétant ; son côté secret, renfermé, sa retenue et sa solitude d’huître dans sa coquille n’arrangeaient pas les choses.

Le mage caressait distraitement le grimoire bleu acquis à Xak Tsaroth, ses étranges pupilles en forme de sabliers dardées sur le ciel.

Bien qu’elle redoutât de lui adresser la parole, Laurana brûlait de l’interroger. Qu’avait-il voulu dire, par un au revoir lointain ?

— Que vois-tu donc, quand tu regardes ainsi fixement devant toi ? demanda-t-elle avec douceur en s’asseyant près de lui.

— Ce que je vois ?… répéta-t-il d’une voix triste, exempte de la sécheresse à laquelle Laurana était habituée. Je vois que le temps altère tout. La chair flétrit et meurt sous mes yeux. Les fleurs n’éclosent que pour se faner. Les arbres perdent leurs feuilles, qui meurent elles aussi. Pour moi, c’est toujours l’hiver, c’est toujours la nuit.

— Est-ce à cause de ce qui t’est arrivé dans la Tour des Sorciers ? demanda Laurana, émue. Mais pourquoi est-ce arrivé ?

Raistlin eut un de ses rares et étranges sourires.

— Pour me rappeler ma condition de simple mortel. Pour m’apprendre la compassion. J’étais orgueilleux et plein d’arrogance dans ma prime jeunesse. Le plus jeune à passer l’Épreuve, je voulais leur montrer à qui ils avaient affaire !

« Oh ! pour ça, je leur ai montré ! Ils ont dépecé mon corps et disloqué mon âme jusqu’à ce que, finalement, je sois capable de…»

Il s’arrêta. Son regard se posa sur Caramon.

— Capable de quoi ? demanda Laurana, fascinée, mais redoutant la réponse.

— Rien. Je n’ai pas le droit d’en parler.

Ses mains tremblaient. Son souffle devint haletant, et il se mit à tousser. Laurana se sentit coupable d’avoir provoqué cette réaction.

— Pardonne-moi de t’avoir fait du mal. Je ne voulais pas te blesser…, dit-elle, se cachant derrière ses longs cheveux.

Raistlin se pencha, la main tendue vers la cascade de fils d’or ondulant sous la lumière. Apercevant sa propre chair flétrie, il retira vivement la main et se laissa retomber contre le dossier de sa chaise, un sourire amer aux lèvres. Ce que Laurana n’avait pas vu, et ce qu’elle ne pouvait pas savoir, c’est qu’il admirait en elle la beauté qui lui échapperait toute sa vie. L’elfe restait jeune et intacte, même aux yeux de Raistlin qui ne voyaient pourtant que la mort.

Il n’avait pas répondu à la question de Laurana.

— Je voulais te demander… Lis-tu dans vraiment l’avenir ? Tanis m’a dit que ta mère avait le don de prescience. Je sais qu’il te consulte…

— Le demi-elfe me demande un avis, non une prédiction. Je ne sais pas lire dans le futur. Je ne suis pas voyant. Il me questionne parce que je suis le seul capable de penser parmi cette bande de fous !

— Mais… ce que tu as dit tout à l’heure : « Certains d’entre nous ne se reverront pas en ce monde ». Tu as certainement eu la vision de quelque chose ! Il faut que je le sache ! S’agissait-il de… Tanis ?

— Je l’ignore, répondit Raistlin comme s’il se parlait à lui-même. Je ne sais même pas pourquoi j’ai dit cela. Ça s’est fait tout seul ; en un instant j’ai su que…

Il s’efforça de se souvenir, puis haussa les épaules.

— Tu as su quoi ? insista Laurana.

— Rien. Ce doit être un effet de mon imagination débordante, comme dirait Sturm. Ainsi, Tanis t’a parlé de ma mère, dit-il d’un ton léger, cherchant à changer de sujet.

Déçue, Laurana ne se découragea pas :

— Il prétend qu’elle avait prescience de ce qui se passerait dans l’avenir.

— C’est exact, dit-il avec un sourire sardonique, et cela lui a vraiment beaucoup servi ! Le premier homme qu’elle a épousé était un séduisant guerrier du nord. Leur passion dura quelques mois, puis ils se rendirent mutuellement la vie impossible. Ma mère était de santé fragile, et encline à sombrer pendant des heures dans des phases d’inconscience. Ils étaient pauvres et devaient se contenter de ce qu’il gagnait avec son épée. Bien que noble, il ne parla jamais de sa parentèle. Je ne crois pas que ma mère ait jamais su son vrai nom. Mais il l’a dit à Kitiara, j’en suis sûr. C’est pourquoi elle est partie pour le nord à la recherche de sa famille.