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Ils s’appuyèrent sur le parapet, l’air morose, et contemplèrent les eaux blanches en contrebas.

« Tu sais, dit lentement Cohen, je m’souviens d’un temps où on pouvait chevaucher d’ici aux monts des Lames sans voir âme qui vive. » Il tapota son épée.

« Du moins qui vive très longtemps. » Il jeta son mégot dans l’eau. « Plus que des fermes à présent. De p’tites fermes, où travaillent de p’tites gens. Et des clôtures partout. Partout où le regard se tourne, des fermes, des clôtures et des p’tites gens.

— Elle a raison, évidemment, reprit le troll qui poursuivait sa conversation intérieure. Y a pas d’avenir à bondir de sous un pont.

— J’veux dire, fit Cohen, j’ai rien contre les fermes. Ni contre les fermiers. Il en faut. Seulement, avant, ils s’installaient loin, à la lisière. Maintenant, la lisière, elle est ici.

— On est tout l’temps repoussés, fit le troll. Faut tout l’temps se recycler. Comme mon beau-frère Chert. Une scierie ! Un troll patron d’une scierie ! Et vous devriez voir les dégâts qu’il fait dans la forêt de Coupe-ombre ! »

Cohen releva la tête, surpris.

« Quoi ? La forêt aux araignées géantes ?

— Quelles araignées ? Y a plus d’araignées maintenant. Que des souches.

— Des souches ? Des souches ? Je l’aimais bien, cette forêt, moi. Elle était… ben, elle était sombre et lugubre. On n’en fait plus de bien lugubres. On savait vraiment ce que c’était la terreur, dans une forêt comme ça.

— Pour ce qui est du lugubre, lui, il y replante des épicéas, dit Mica.

— Des épicéas !

— C’est pas une idée à lui. Il saurait pas reconnaître un arbre d’un autre. C’est un coup d’Argile. Il lui a donné le tuyau. »

Cohen se sentit pris de vertige. « Qui c’est, Argile ?

— J’ai dit que j’avais trois beaux-frères, pas vrai ?

Lui, c’est le marchand. Alors il a fait valoir que le terrain serait plus facile à vendre. »

Une longue pause suivit, le temps que Cohen digère l’explication.

« On peut pas vendre la foret de Coupe-ombre, dit-il enfin. Elle appartient à personne.

— Ouais. D’après lui, c’est pour ça qu’on peut la vendre. »

Cohen abattit son poing sur le parapet. Un morceau de pierre se détacha et dégringola dans la gorge.

« Pardon, fit-il.

— Pas grave. Y a des bouts qui tombent sans arrêt, i’vous ai dit. »

Cohen se retourna. « Qu’est-ce qui s’passe ? Je me souviens de toutes les grandes guerres d’autrefois. Pas toi ? T’as dû te battre aussi.

— J’portais un gourdin, ouais.

— On était censés se battre pour un avenir radieux, des lois et tout l’bazar. A ce qu’on prétendait.

— Ben moi je m’suis battu parce qu’un gros troll avec un fouet me l’a ordonné, fit prudemment Mica. Mais je vois ce que vous voulez dire.

— J’veux dire que c’était pas pour des fermes et des épicéas. Hein ? »

Mica baissa la tête.

« Et moi qui suis là avec mon pont minable. Vraiment je suis gêné, dit-il, vous avez fait du chemin et tout…

— Et il y avait un roi ou un autre, poursuivit distraitement Cohen en regardant l’eau. Et des mages, il me semble. Mais il y avait un roi. J’en suis à peu près sûr. L’ai jamais rencontré. Tu sais quoi ? »

Il fit un grand sourire au troll.

« Je retrouve pas son nom. J’crois qu’on me l’a jamais dit. »

* * *

Une demi-heure plus tard, le cheval de Cohen émergea des bois sombres et s’engagea sur une lande désolée battue par le vent. Il chemina péniblement un moment avant de demander :

« Bon… combien tu lui as donné ?

— Douze pièces d’or, répondit Cohen.

— Pourquoi tu lui as donné douze pièces d’or ?

— C’est tout ce que j’avais.

— Tu dois être fou.

— Quand je me suis lancé dans la carrière de héros barbare dit Cohen, chaque pont avait son troll en dessous. Et on pouvait pas traverser une forêt comme celle d’où on sort sans qu’une dizaine de gobelins essayent de vous couper la tête. » Il soupira. « Je me demande ce qui leur est arrivé.

— Toi, fit le cheval.

— Bon, d’accord. Mais j’ai toujours cru qu’il y en aurait d’autres. J’ai toujours cru qu’il y aurait d’autres lisières.

— Tu as quel âge ? demanda le cheval.

— Chais pas.

— L’âge d’avoir du bon sens, alors.

— Ouais. D’accord. »

Cohen s’alluma une nouvelle cigarette et toussa à s’en faire monter les larmes aux yeux. « Tu te ramollis du cerveau !

— Ouais.

— Donner ta dernière piastre à un troll !

— Ouais. »

Cohen souffla un filet de fumée asthmatique vers le soleil couchant.

« Pourquoi ? »

Cohen contempla le ciel. Un ciel au rougeoiement aussi froid que les pentes de l’enfer. Un vent glacial balayait les steppes, fouettait ce qui lui restait de cheveux.

« Pour garder les choses telles qu’elles devraient être, répondit-il.

— Hah !

— Pour garder les choses qui ont été.

— Hah ! »

Cohen baissa les yeux.

« Et pour trois adresses. Un jour, je vais mourir, dit-il, mais pas aujourd’hui, je pense. »

* * *

Le vent qui soufflait des montagnes charriait de fins cristaux de glace. Il faisait trop froid pour neiger. Par ce temps-là, les loups descendent dans les villages, les arbres au cœur de la forêt éclatent sous le gel. Sauf qu’il y a désormais de moins en moins de loups et de moins en moins de forêts.

Par ce temps-là, les gens sensés restent chez eux au coin du feu.

À se raconter des histoires de héros.