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Trois heures du matin. Une demi-douzaine d’autos suivent le spectacle, sur des emplacements délimités par des traits de peinture blanche. Des corps s’enlacent dans les voitures. Au fond se dresse un écran où défilent les images d’une comédie musicale en noir et blanc; puis – sans transition – une séquence technicolor de Rambo, en pleine bataille dans un enfer moderne… La voiture se gare près d’une borne métallique, couronnée par un haut-parleur. la conductrice baisse la vitre et laisse entrer le son. Une voix commente les extraits qui se succèdent sur l’écran: un film anthologie sur la légende du cinéma. John Travolta danse la fièvre du samedi soir. Puis Michelle Morgan embrasse Jean Gabin sur le quai des brumes… Les filles se calment à nouveau. Lionel s’intéresse un instant; il voit avec plaisir passer Humphrey Bogart. Entre deux séquences, un commentateur apparaît à l’image et prend la parole, assis dans un fauteuil de réalisateur:

"Merci, Michelle Morgan, Jean Gabin, John Travolta, Humphrey Bogart; merci pour ces instants magiques…"

Une autre voiture entre dans le parking et se gare sur l’emplacement voisin. Le présentateur poursuit:

"Quittons un instant Holliwood et sa légende, pour plonger dans l’autre face du Septième art: les gagne-petit, les éternels seconds, les destins ratés qui gravitent dans l'ombre des stars, en attendant leur jour qui n’arrive pas toujours…"

Drôle d’idée, songe Lionel. Il n’attendait pas, sur cette aire d’autoroute, cette évocation des coulisses du cinéma. Le commentateur présente la séquence:

"Découvrons, par exemple, cette figure malheureuse qui s’acharne sans espoir, ce prétendant éconduit, drôle et pitoyable, de la légende cinématographique…"

Un changement d’éclairage annonce le nouvel extrait. Prostré sur la banquette arrière, Lionel voit grandir l’image, dans un effet de zoom maladroit. La caméra semble tenue par un personnage ivre. Pendant une fraction de seconde, le jeune homme ne comprend pas bien ce qu’il voit. Puis ses yeux s’écarquillent. Le film montre une silhouette assise sur un petit mur de pierre, devant un château. L’objectif progresse vers le personnage. On dirait…

Lionel ferme les yeux, respire profondément. Il ouvre à nouveau ses paupières devant ce film qui grandit encore; il se frotte les sourcils, mais en vain: car l’image de Lionel, sa propre image, occupe maintenant la moitié de l’écran, avec son jean négligé, son tee-shirt mal repassé portant le slogan: "Ne travaillez jamais", son corps de jeune vieux enlaidi par un mauvais caméscope. On entend la musique d’un bal de mariage. Le beau Danube bleu. Assis sur le muret, Lionel semble terrorisé. D’abord souriant, son visage se déforme dans une grimace honteuse, tandis que l’opérateur avance vers lui. La voix du commentateur explique:

"Lionel se prend pour un grand cinéaste; mais il n’a jamais tourné aucun film; sinon quelques courts-métrages pour des entreprises. Son unique récompense? Un prix d’amateurs, décerné par une chaîne de grands magasins. Lionel devrait renoncer mais, grisé par une légende, il s’obstine. Faute d’admirateurs, il se fait interviewer par un membre de sa famille…"

Lionel reconnaît la voix de son oncle:

"Ta mère nous a dit que tu venais d’avoir le prix Monoprix. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste?"

Horriblement gêné, le personnage à l’écran se cache le visage de la main. Est-il intimidé? Se prend-il pour une star poursuivie par les paparazzis? Poltron ou mythomane, il reste muet, accorde un sourire nerveux à la caméra, bégaie quelques mots incompréhensibles. Puis il finit par redresser la tête et prononce très sérieusement, comme un élève interrogé sur sa leçon:

"C’est un prix décerné à un cinéaste professionnel. Un prix assez réputé dans le milieu…"

Des éclats de rire fusent sur la bande-son; rires de spectateurs devant un spectacle comique. Abasourdi, Lionel se tasse sur la banquette arrière. Curieusement, les deux filles ne s’occupent pas de lui. On dirait qu’elles l’ont oublié. La conductrice dit simplement à l’autre:

– Quel nul, ce type.

L’interviewer s’adresse à Lionel de l’écran:

"Parle-nous de ta vie. Ce sont toujours les petits boulots qui te font vivre?"

On entend à nouveau des éclats de rire sur la bande-son. Le Lionel de l’écran demeure ahuri, minable, incapable d’articuler un mot. Celui de l’auto espère que c’est un cauchemar; mais cette nuit, ces filles, ce parking sont bien réels. Lionel regarde l’auto garée sur l’emplacement voisin. Un conducteur suit le film derrière son pare-brise. Soudain, Lionel reconnaît l’homme qui faisait signe au péage, tout à l’heure, pour l’encourager. Assis derrière le volant de sa grosse cylindrée, le moustachu se tourne à nouveau vers lui, la lèvre moqueuse. Comme la première fois, il tend son bras. Mais au lieu de pouce dressé, en signe de complicité macho, il dirige son pouce vers le bas, tel un empereur romain refusant la grâce.

Luttant contre ces hallucinations, Lionel se retourne vers l’intérieur de sa voiture. Les visages des filles sont à présent braqués sur lui, furieux. Tournées vers la banquette arrière, la grande et la petite semblent extrêmement haineuses, comme s’il les avait trompées depuis le début, comme si elles venaient de découvrir le pot aux roses. Plus aucune compassion. Au contraire, la gentille donne maintenant raison à la méchante. Et c’est elle qui prononce la première:

– T’est vraiment nul!

L’autre, satisfaite, les yeux brillants, se met à crier:

– T’es vraiment nul! Fous le camp…

Lionel n’est pas sûr d’avoir compris. Il prend peur. Les voix deviennent particulièrement agressives. Il se retourne vers le type, dans l’auto voisine, qui l’observe toujours en agitant son pouce vers le bas. La pilote hurle une second fois:

– Sors de la bagnole tout de suite!

Lionel est affolé. Il ne sait pas où aller. Il comprend qu’il doit obéir et brédouille:

– Oui, tout de suite…

Tremblant, il entrouvre la portière, sous les regards révulsés des deux secrétaires. Il pose un pied sur le parking, manque de se casser la figure. Au-dessus de lui, sur le grand écran, une nouvelle séquence a commencé:

"Après les minables du cinéma, retournons vers le monde du fantastique et de la légende."

Le projecteur diffuse un film de Walt Disney. Seul sur le parking, Lionel s’éloigne du véhicule à reculons. La grande fille le braque toujours méchamment, tandis que la petite baisse sa vitre vers la grosse voiture et s’adresse à l’homme moustachu:

– Quel minable, ce type!

– Comment vous appelez-vous! susurre une voix de macho.

– Sandrine. Et vous?

Lionel voudrait partir loin d’ici, voir le jour se lever. Il rejoint en titubant le fond du drive-in, franchit la haie d’arbustes près de l’écran, il se retrouve dans un petit bois à demi éclairé par la lumière du cinéma. Le sol est jonché d’épines, de papiers gras, de boîtes de coca-cola. Lionel trébuche, il avance dans la pénombre, piétine des sacs en plastique, des feuilles de papier hygiénique. Il fait de plus en plus noir. L’endroit est peu rassurant, mais le jeune homme a moins peur. Il entend, au loin, le grondement des voitures sur l’autoroute. Il avance encore, écrase un sachet de cacahuètes, continue droit devant lui, pressé de s’éloigner. Il finira bien par arriver quelque part.