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Il me semble parfois que, malgré mes efforts, je n’existe pas encore en tant qu’individu, maître de son destin. Mes crises d’adolescence ont fait place au grand vide de l’âge adulte. Mon corps, mon cerveau montrent chaque jour leurs limites. Je me contente de bonheurs simples. J’aime me promener, marcher dans la campagne. Rire, boire et manger en bonne compagnie. Chanter, pleurer au son d’une musique exquise. J’aime les caresses légères et l’amour sans passion.

Je suis peut-être chargé de certaines missions, mais j’ignore lesquelles et pour le compte de qui. Je me balade, je butine, je m’étonne. J’essaie de comprendre, puis j’abandonne. Curieux de tout, fasciné par le monde, je m’instruis. Je songe à conquérir ma petite importance. Je m’accroche un instant, puis je décampe au premier danger. je suis un papillon, d’une espèce bizarre, volant légèrement de travers, au gré du vent.

2. Dans la sanisette

А l'embranchement du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens, François tourna nerveusement la tête. Trente-cinq ans, costume sport, cravate, il se dirigeait, ce matin-là, vers un rendez-vous professionnel important. Dans quinze minutes exactement, il allait discuter une affaire de 300 kF requérant toutes ses capacités intellectuelles. Or, sortant du métro, il venait d'être saisi par un urgent besoin. Les questions s'entremêlaient: Quelle stratégie adopter? Comment se soulager? Emprunter les toilettes de son interlocuteur avant d'engager les pourparlers? Trop de précipitation vers le «petit coin» le placerait en position de faiblesse. Supporter pendant la négociation ce tiraillement intérieur serait pis encore, déconcentrant, négatif. Il fallait agir.

Il aurait pu s'épancher contre un arbre, а un angle de rues discret; mais trop de pudeur lui interdisait un tel procédé. Entrer dans la brasserie voisine pour utiliser clandestinement les toilettes? L'établissement, pour l'heure, était presque désert et la tentative risquait de lui attirer d'humiliantes remarques: «Hep! Il faut consommer pour utiliser les toilettes!» Soudain, François aperçut dans la lumière hivernale, de l'autre côté du carrefour, une sorte de blockhaus ovoпde de couleur brunâtre, appartenant а cette nouvelle génération de pissotières qui, depuis les années quatre-vingt, jonchent les trottoirs parisiens. Connu sous l'appellation de Sanisette J.-C. Decaux (du nom de son fabricant), l'édifice portait une enseigne lumineuse. Un dessin de chaise roulante indiquait que l'endroit était accessible aux handicapés; mats pas exclusivement. Rassure, le jeune cadre franchit rapidement le carrefour, rendant grâce à J.-C. Decaux, roi du mobilier urbain, champion de l`affichage lumineux… Encouragé par la municipalité parisienne, cet entrepreneur inspiré avait fait construire, sur le chemin de 300 kF, un salutaire lieu d'aisance! Tout en traversant le boulevard, François palpait au fond de sa poche les pièces de monnaie qui lui ouvriraient bientôt la porte de l'ultramoderne pissotière automatique.

La sanisette était plantée sous les arbres, entre deux rangées d'immeubles en pierre de taille. Ce bloc de matière inerte, au milieu du trottoir, évoquait une météorite tombée dans Paris ou, peut-être, un transformateur industriel. Sa texture granuleuse rappelait celle du béton. Les parois, striées comme des gaufres, dégageaient а distance une odeur piquante, due а des utilisateurs malsains (ou а leurs chiens) qui avaient uriné sur les murs extérieurs de la sanisette, souillée de traînées humides. Cette rotonde s'accordait assez harmonieusement, cependant, avec l'incessant trafic de petites voitures modernes qui circulaient bruyamment de tous côtés. Leur harmonie fonctionnelle s'imposait au sol, tandis qu'aux étages élevés perdurait, entre les arbres et le ciel, un vieil arrangement compliqué de balcons, corniches, toits de zinc et d'ardoise.

Une plaque jaune, scellée а l'arrière de la sanisette, figurait un éclair, signalant le danger d'une machinerie électrique. De l'autre côté, sur la porte d'entrée, un autocollant publicitaire recouvert de drapeaux de tous les pays invitait le consommateur а rejoindre une nouvelle famille:

Sanisette Decaux

Plus de cent millions d'utilisateurs

dans le monde

L'ouverture des toilettes – un panneau d'aluminium coulissant sur une glissière – était commandée par un récipient а monnaie dont la couleur verte indiquait présentement que la sanisette se trouvait libre. François glissa deux pièces d'un franc (le tarif fixé par J.-C. Decaux pour offrir aux citoyens les ressources de l'hygiène moderne automatisée). La première glissa facilement, mais la seconde retomba dans la trappe destinée au remboursement. François essaya encore. Rien а faire. La porte demeurait bloquée, refusant de s'ouvrir а son urgent besoin. Faute de monnaie, il réintroduisit plusieurs fois la même pièce qui, systématiquement, retombait puis soudain ne retomba plus. Mais la porte resta fermée.

L'heure du rendez-vous approchait; l'envie devenait intolérable. Trompé par cette machine а perdre son temps, François passait sans mesure de la gratitude pro-Decaux а une bouffée de haine anti-J.-C. Decaux, puis а une révolte plus générale: une soudaine remise en question de la porte automatique, du distributeur automatique, de la vie automatique… Combien de codes, de cartes а puce et de petite monnaie fallait-il entasser dans ses poches pour ne pas être conduit а la clochardisation? Voilа pourquoi certains passants, découragés par les robots, finissaient par uriner sur les murs de la santsette.

Simultanément une volonté d'être positif opposait sa voix, en soulignant:

1°) La bonne volonté de l'administration parisienne dans l'édification de nombreuses pissotières, quand on erre si souvent dans les rues d'autres capitales, а la recherche de pareils refuges.

2°) L'avantage de la sanisetre hygiénique et moderne, а laquelle il serait bien pervers de préférer la mare sordide des antiques lieux d'aisance.

3°) Le souvenir des monstrueuses dames pipi d'autrefois, auxquelles il fallait également payer son dû… mais contre lesquelles, du moins, on avait le plaisir d'exercer sa méchanceté, tandis qu'а présent, l'utilisateur ne pouvait déverser sa bile que sur une

porte automatique! Il lança un coup de pied rageur dans la sanisette. Comme une passante l'observait, inquiète, François l'interpella, espérant s'en faire une alliée:

– Mes pièces ne passent pas. C'est agaçant… Auriez-vous un peu de monnaie?

Le fait de mendier devant cet édifice, en avouant son désir frustré d'entrer, manquait de dignité. Le pouvoir exercé par la pissotière Decaux émut toutefois la dame qui, soit par solidarité, soit par compassion, fouilla dans son porte-monnaie et tendit une pièce de deux francs.

Son aide fut inutile car, au même moment, ils entendirent derrière eux un déclic. Les deux têtes se retournèrent vers la porte qui s'ouvrait toute seule, coulissant vers la gauche, dévoilant l'intérieur de la sanisette où trônait, au centre, la cuvette hygiénique. Au moment choisi par son mécanisme, Decaux invitait son client а entrer… Avant de franchir le sas, François remercia la femme et lui rendit sa pièce. Elle lui souhaita bonne chance puis s’éloigna, tandis qu'il gravissait la marche, enfonçait un pied puis l'autre au cњur du module de survie. Enfin, il se retourna et fit glisser la porte qui se verrouilla automatiquement, coupant tout contact avec le monde extérieur.

L'habitacle baignait dans une lumière jaunâtre. Il faisair bon. Dissimulé dans la paroi, un haut-parleur diffusait une musique d'ambiance, rappelant les fonds sonores d'aéroports avec leurs batteries molles, leurs saxos suaves. Cette ballade relaxante semblait insinuer а l'oreille du client: «Maintenant, détendez-vous…»