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La santsette J.-C. Decaux – faut-il le rappeler? – s'est imposée а la société comme un instrument de la propreté. Elle devait effacer des grandes villes toute trace de déjection en offrant а l'homme moderne un système hygiénique automatisé, compatible avec l'exploitation du marché: «J'innove. Je construis une sanisette propre, efficace; je débarrasse l'administration municipale de cette tâche ingrate et je touche les dividendes», proposait Decaux. Un homme, une entreprise instauraient ainsi dans les toilettes publiques – lieu des activités les plus exécrables – un échange précis monnaie/machine/utilisateur; une ère de pureté sans précédent, excluant toute transmission microbienne. Nul liquide, nul solide, nul volatil ne devait résister au système d'autonettoyage de la sanisette; pas la moindre bactérie n'y survivrait.

Travaillant а ce projet révolutionnaire, les ingénieurs Decaux mirent au point le fonctionnement robotisé de leurs lieux d'aisance: dès que l'utilisateur a quitté l'endroit, la porte automatique se referme derrière lui; puis les éléments composant l'intérieur de la sanisette – en particulier la cuvette des W-C – basculent sur eux-mêmes, entrent dans une danse folle et subissent, sous tous les angles, des jets de détergents, avant de reprendre leur position initiale: une cuvette impeccable sous l'éclairage des tubes lumineux; une capsule spatiale prête а accomplir son périple hygiénique.

Mais, comme la réalité tranche parfois sur le rêve, ce concept sanitaire – présent а l'esprit de François – s'opposait sous ses yeux а la sanisette visible: dégradée, et même dégueulasse. Après quelque temps d'utilisation, l'intérieur Decaux, délaissant son idéal aseptisé, s'était affreusement corrompu. La matière plastique de la cuvette а bascule s'érodait sous l'action répétée des détergents. Les vernis rongés, les angles inégaux servaient d'abris а d'infimes salissures. Les automatismes s'étaient déréglés jusqu'а l'incohérence; les jets d'eau désorientés aspergeaient les murs; la paroi, а hauteur des épaules, semblait bombardée par des projectiles de papier-toilette imbibés d'eau de Javel dont les fragments éclatés composaient une galaxie rosé. Sur le sol pisseux se décomposaient toutes sortes de détritus hachés en morceaux: serviettes hygiéniques, capotes usagées, vieilles seringues… Seule la musique d'ambiance assurait а cet intérieur la pureté immuable du non-temps, tandis que chacun des autres éléments était entré dans un cycle accéléré de délabrement qui justifierait bientôt le lancement sur le marché de sanisettes plus modernes, perfectionnées, contribuant au changement, а l'essor de l'entreprise Decaux, au financement des partis et а la lutte contre le chômage.

Ayant inspecté les lieux avec un haur-le-coeur, François déboutonna sa braguette. Il posa soigneusement ses deux pieds devant la cuvette, а l'emplacement prévu: une surface de métal strié adaptée а la forme des semelles, pour ne pas déraper dans la flaque d'urine. Le poids exercé par l'utilisateur а cet endroit de la santsette assurait, d'autre part (François l'avait entendu lors d'une conversation), l'équilibre du mécanisme interne. Le jeune cadre se remémora un horrible fait divers: quelques années plus tôt, alors que cette nouvelle espèce de toilettes publiques venait d'apparaître, un garçonnet de huit ans était broyé vivant а l'intérieur d'une sanisette, parce que son corps n'exerçait pas le poids suffisant au bon endroit. Se croyant vide, la machine avait déclenché brutalement les opérations de nettoyage; la cuvette des W-C s'était retournée, entraînant avec elle le malheureux gamin coincé, étouffé, noyé sous le flot de détergents.

Depuis, les ingénieurs Decaux prétendaient avoir vaincu les imperfections du mécanisme. Les portes de sanisettes portaient, en outre, une mention interdisant l'accès aux enfants non accompagnés… François considérait néanmoins avec suspicion les différents éléments mobiles, dont les ressorts articulés semblaient prêts а s'animer quand bon leur semblerait. Il appuya fortement sur ses pieds, tout en libérant un jet trop longtemps contenu.

Moment de béatitude. Les yeux fermés, l'esprit flottant loin du monde, François découvrait, dans cette étuve, une forme nouvelle de poésie. Voguant dans la navette, bercé par la musique douce, il s'épanchait seul, totalement seul, protégé des regards. Il jouissait pleinement de cet espace loué, payé, telle une propriété de plein droit. Jusqu'а l'exécution de son besoin («durée d'utilisation limitée а un quart d'heure», précisait un écriteau accroché sur le côté). Il songeait а la belle affaire qu'il signerait dans moins d'une heure, puis aux huit jours de vacances qui suivraient: une randonnée dans l'Atlas en 4 x 4. Il chantonnait avec la mélopée sirupeuse des saxos, tout en écoutant s'écouler le flot torrentiel, vif comme une cascade, plongeant dans les profondeurs des toilettes pour se mêler au chlore purificateur.

Les grandes eaux se tarirent. Tout en refermant ses boutons de braguette, François considéra au-dessus de la cuvette, а hauteur de sa poitrine, les trois cases offertes а l'utilisateur: celle de gauche portait la mention: «Papier hygiénique»; il n'en avait aucun besoin et, d'ailleurs, elle était vide; celle à droite indiquait: «Corbeille hygiénique»; mais ce mot «hygiénique» donnant sur le battant d'une poubelle suintante, lui fit un effet désagréable. La troisième case, au centre, était un trou plus volumineux nommé: «Lave-mains, séchage intégré. Ne pas boire». François n'osa enfoncer ses poignets dans cette grotte, entre papier hygiénique et corbeille hygiénique. II n'avait aucune confiance dans la source qui s'y écoulait et redoutait de voir ses doigts happés par un piège. Il préféra les porter vers la poignée de la porte automatique afin de commander l'ouverture de la sanisette.

La porte ne s'ouvrit pas.

François appuya plus fort. En vain. Sans doute s'y prenait-il mal. Il était peu habile et, peut-être cette histoire d'enfant broyé, rampant dans son inconscient, rendait-elle ses gestes maladroits. Il sourit de sa poltronnerie. Mats la porte ne s'ouvrait toujours pas. Le saxo planait; les éléments mobiles de la sanisette semblaient calmes. François reprit son souffle pour maîtriser un affolement ridicule. Respirant un grand coup, il posa encore une fois la main sur la porte et l'actionna d'un geste posé. Rien. Elle demeurait bloquée et l'utilisateur s'impatienta cette fois, triturant la manette, au risque de la dérégler. Que signifiait ce mauvais gag? Le rendez-vous ne pouvait plus attendre. Une goutte de sueur perla sur le front du businessman. Cette situation était absurde. L'autonettoyage risquait de démarrer а tout instant. Angoissé, François retourna appuyer fortement ses deux pieds sur les semelles de métal, afin que la sanisette ne l'oublie pas. Puis il étudia l'espace et songea qu'en cas de coup dur, il pourrait se serrer sur la partie non mobile du sol où il subirait, au pis, quelques jets d'eau brûlante javellisée. Mais la simple idée d'attendre ici de longues minutes, voire davantage, devenait intolérable. Crier? Taper?

François maudissait ce J.-C. Decaux et ceux qui lui permettaient de sévir: le droit qu'ils s'arrogent d'enlaidir Paris et de faire leur beurre de nos vies, quand l'administration municipale devrait se contenter d'entretenir son patrimoine de pissotières, en les renouvelant avec soin, orgueil et désintéressement. Où étaient passés les urinoirs d'antan, disposés dans la cité comme autant de bijoux ouvragés, alliant l'élégance aux usages les plus concrets: kiosques de fer forgé, pavillons ornés de toits Japonais, refuges de chasse harmonisés avec les parcs, boulevards et jardins, enduits d'une peinture sombre et inaltérable? Où était passé le Paris léger, où l'on ne concevait pas un «Rambuteau» sans style? А l'issue de quelle décadence osait-on, cent ans plus tard, meubler la cité d`objets misérables, pas même fonctionnels, donnant de la «Ville lumière» cette image d'absence de goût, de laideur périssable, d'improbable prouesse technique? Comment – et par quelles sombres magouilles – les hommes chargés de la gestion de nos existences pouvaient-ils planter sur les grands boulevards – sans que nul ne semble s'en apercevoir – ces machins grotesques inutilisables?