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J’arrive au burlingue dans une rogne noire, en priant Dieu que Bérurier s’y trouve, car j’ai besoin de me détendre les nerfs. Justement il est là, le Gros, beau comme un astre dans un costard à carreaux jaunes et verts. Ma surprise est si vive de le découvrir en d’aussi somptueux atours que j’en oublie de lui décocher les sarcasmes d’usage.

— On croit rêver, balbutié-je.

Il sourit modestement et tire sur le nœud de sa cravate.

— Comment tu trouves mon costume neuf, San-A. ?

— Sensationnel ! T’as acheté ça où ?

— A la morgue, répond l’Enflure. C’est un pote à moi qui classe les fringues des clients. Les familles lui donnent souvent les effets des défunts… Il m’a téléphoné hier comme quoi il avait un costard fait au moule pour ma pomme.

Béru met une main sur sa hanche et tient l’autre levée comme pour danser le menuet. Il tourne lentement devant mes yeux admiratifs.

— Mords la came ! fait-il. Y a eu qu’un coup de fer à donner. On dirait du sur mesure, non ?

Il s’avance, me propose son revers avec insistance.

— Et tu peux toucher, c’est de l’anglais.

— J’ai tout de suite reconnu, admets-je.

— Ah oui ?

— Oui, à l’accent. A qui appartenait cette merveille ?

— A un gros industriel…

— A un très gros, rectifié-je.

Il ne souligne pas le vanne et s’admire dans un morceau de miroir constellé de chiures de mouches.

— Tu veux que je te dise, enchaîne Bérurier ; contrairement à ce qu’on prétend, je trouve que les carreaux, ça m’amincit.

— Terriblement, conviens-je, en entrant je t’ai d’abord pris pour Philippe Clay.

Il va pour tonitruer une protestation, mais à cet instant décisif de la conversation, Sa Majesté Pinaud fait son entrée.

En me voyant, le vioque rouscaille sec.

— Ah ! tu es là ! murmure-t-il. Je te remercie ! J’ai eu bonne mine à l’hôpital en me retrouvant seul dans ta chambre. J’eusse voulu que tu visses la tête du médecin… J’eusse aimé que tu entendisses ce qu’il a dit…

Je lui mets une affectueuse bourrade sur l’omoplate droite. Il titube et se décide à me sourire.

— Tu changeras jamais, San-A.

— Tu es monté voir le patron ?

— Pas encore, je suis seulement passé en passant, mais j’y allais…

— Garde-t’en bien. Il voudrait tout savoir et ne rien payer. Avant de lui présenter un rapport, il faut avoir quelque chose à raconter. C.Q.F.D. !

— Sois poli, rouscaille Pinuchet en déposant ses fesses tristes sur un siège plus triste encore.

— Où a-t-on conduit la voiture dans laquelle je roulais ?

— Dans la cour du commissariat du 18e.

— Tu vas bigophoner à la Maison Poulman pour avoir le numéro d’immatriculation. L’une des deux plaques doit bien être encore visible, saperlipopette !

Le Pinoufle émet un rire maigre et sort un ignoble carnet de sa vague. Il le feuillette après s’être humecté le médius.

— Tu permets, fait-il, je connais mon métier, Dieu merci.

Il ajuste ses lunettes aux verres fêlés, les relève sur son front et lit :

— 825 CZ 78.

Il ajoute :

— J’ai téléphoné à la préfecture de Versailles. L’auto appartient au comte Victor de Souvelle, domaine de Lamain-Aupanier, Seine-et-Oise.

Ayant dit, il referme son carnet, range ses lunettes et jouit de ma stupeur en homme pondéré qui ne demande jamais à la vie plus qu’elle ne peut lui accorder.

Dans le cas présent, l’existence s’est montrée large avec Pinaud car ma surprise est grande (3,60 m de long sur 4 m de large).

Du coup mon vertigo me reprend.

De Souvelle ! Il existe donc, celui-là. L’écheveau s’embrouille de plus en plus. Je fais péter le poing sur la table.

— Allez, en route ! glapis-je.

— Tous les trois ? demande Pinaud.

— Tous les trois, parfaitement, c’est la mobilisation générale.

Bérurier, qui vient de casser un carreau de son complet, récite :

— La mobilisation n’est pas la guerre.

Le pauvre amour. S’il pouvait prévoir ce qui va suivre, il changerait de disque !

CHAPITRE V

Un domaine qui n’est pas public

Le domaine de Lamain-Aupanier est une merveille pure et simple de la Renaissance. Classé monument historique par le syndicat d’initiative de Courmois-sur-Lerable, il se dresse sur une éminence grise dominant la Seine. Une aile a été détruite lors de la Révolution française, la grande, celle de 1958, par un incident de frontière ; une autre, la même année, par un incendie de forêt et une troisième enfin par un orage vicieux qui a, en outre, endommagé la toiture, scalpé le paratonnerre, dévasté les écuries, rasé la cheminée et brisé les fenêtres. Bref, c’est la vraie épave. De la cabane pour aristo fauché… Lorsque nous stoppons devant la grille rouillée dont la serrure ne ferme plus, mes acolytes et moi-même restons médusés. L’homme au complet funèbre part d’un rire épais comme une platée de polenta.

— Dis, Pinuche, gouaille le Gros, t’es sûr que le châtelain qui habite ce tas de gravats a une M.G. ?

Exactement le genre de réflexion que j’étais en train de me faire in petto.

Nous empruntons une allée bordée de ronces et mangée par l’herbe pernicieuse qui nous conduit à un perron vétuste. La lourde est vermoulue. La chaîne rouillée d’une cloche pend sur le côté droit. Je tire dessus en me demandant si elle ne va pas me rester dans la pogne mais elle résiste. A l’intérieur de la maison, une sonnerie fêlée retentit.

Ça ressemble à un glas. Si j’étais émotif, je frissonnerais. On se croirait dans un film d’épouvante style avant-guerre. Personne ne répond à mon appel. Je secoue à nouveau la chaîne, mais un silence épais, humide, légèrement poisseux sur les bords, s’étale sur nos têtes.

— Balpeau, traduit le Gros qui sait, mieux que Mozart, interpréter les silences.

— Cette demeure est sinistre, remarque Pinaud à qui rien n’échappe, hormis des incongruités.

Nous nous regardons tous les trois avec désarroi.

— Inscrivez pas de chance, fait Béru. Se farcir soixante bornes pour des clous, c’est vexant.

C’est bien mon avis itou. D’un geste machinal, je tourne la poignée de la lourde. Celle-ci s’ouvre sans protester. Une odeur âcre et fade se faufile dans mon pif. C’est le remugle puissant des vieilles masures.

— T’es gonflé, dit Pinaud, si jamais le comte radine et qu’il soit du genre rouscailleur, tu vas comprendre. Moi, les nobles, j’en ai connu… Ils se croient toujours offensés. C’est comme les gardiens de la paix. Seulement, au lieu de foutre de contredanses, ils se battent en duel.

— J’aimerais, affirme Béru qui ne rêve que plaies et bosses. Je le prends à la patte à vaisselle, c’t’enviandé.

Pendant que mes équipiers se livrent à ces commentaires, j’investis la maison. D’abord c’est un grand hall décrépi, presque vide, meublé seulement d’une banquette gothique, tellement démantelée qu’aucun antiquaire n’en a voulu. Ensuite j’explore une immense pièce où subsistent une table, deux fauteuils et une gigantesque cheminée. Il y a des bûches mal consumées dans l’âtre. Un fauteuil Louis XIII à haut dossier se trouve à quelques centimètres des chenets chenus. Dans le fauteuil se tient un vieillard d’une maigreur effrayante, aux cheveux de neige, comme disent les cocaïnomen. Il est un peu penché sur le côté. Sa joue gauche repose contre une oreillette du siège. Un trou brun perce sa tempe droite. Il tient dans sa main crispée un pistolet d’arçon à la crosse ciselée.