Выбрать главу

Décidément, l’homme au sac est bizarre. Et figurez-vous que la bizarrerie m’attire comme un soutien-gorge bien garni attire la main de l’honnête homme.

Je renouche mon pote. Il baisse la tête. Sa tête d’oiseau de proie mélancolique.

Et voilà que subito j’entrave la raison pour laquelle il ne me parle pas. Il n’est pas sourd-muet, il est étranger et il ne gazouille pas un mot de français. Comme il ne tient pas à ce que cela se sache il adopte le parti le plus sage : celui de se visser la langue au palais.

— T’es Allemand ? je lui fais.

Il ne répond pas.

— Deutsch ?

Silence.

— C’est pas pour te vexer, murmuré-je, mais t’as moins de conversation qu’un sac de plâtre !

J’ajoute à tout hasard :

— English ?

Là, il a un très léger frémissement que mon œil de lynx a enregistré.

— I speak English, dis-je effrontément. And you, Toto, do you speak English ?

Il hausse doucement les épaules.

— You are English ? j’insiste.

Il me fait non, de la tête. C’est le premier résultat enregistré.

Bon, il est pas English. Il est pourtant quelque chose, ce foie de veau ! Il est pas Allemand non plus. Il est ni nègre ni Chinois, je peux m’en rendre compte. Si je veux procéder par élimination je vais en avoir pour un moment.

Soudain j’ai l’inspiration. Il est Polonais ! J’ai eu des copains polaks et chez tous j’ai remarqué ces petits plis verticaux près des lèvres.

— Polska ? You are Polak, Toto !

Je sais pas comme on bonnit le mot « Pologne » en polonais, mais le gars a compris. Il fait un petit geste de la tête qui, si l’on n’est pas trop exigeant, peut parfaitement passer pour une affirmation.

Il continue sa marche sur la route déserte. La nuit sent le foin coupé. On devine que la nature s’en tamponne qu’il y ait la guerre ou non.

Mon Polonais est discret comme une betterave. Ce mec-là, quand on veut lui arracher un mot, faut cavaler chercher les forceps.

Je le suis, c’est le cas de le dire, car je marche à un pas de lui. Il arpente la campagne à vive allure. Je voudrais le voir un peu dans Paris-Strasbourg !

Je le suis sans savoir pourquoi, sans savoir où on va, sans savoir si ça lui plaît ou non, sans même savoir si ça me plaît à moi.

Je le suis machinalement, comme un chien perdu suit un passant, comme San-Antonio suit le mystère.

C’est un réflexe.

* * *

On parcourt ainsi un petit kilomètre, sans se raconter plus de choses qu’une paire de jarretelles. La route — c’est plutôt un chemin vicinal — est bordée de hautes haies touffues. Y a toujours ces glands de grillons qui la ramènent, et d’autres rossignols qui baratinent leur bonne femme. Le chemin décrit un virage. Parvenus au milieu de la courbe, nous apercevons une bagnole noire stoppée au ras du fossé. Le Polak s’arrête et se met à humer le vent comme un clébard qui passe devant le soupirail d’un restaurant.

Il semble méfiant, inquiet.

— Ben quoi, je lui fais, t’as les jetons, Pilsudki ?

Mon pote ne semble pas se décider à poursuivre sa route. J’ai même l’impression qu’il va faire demi-tour.

Et il a salement raison de faire marche arrière, le rouquin !

Deux mecs sortent de derrière une haie et s’avancent vers nous. Ils tiennent une mitraillette à la main en guise de bouquet de bienvenue.

Du coup, le Polski se trisse à bride abattue. Ma vaste intelligence me conseille de l’imiter et nous voici dans les champs, à galoper comme des perdus.

Les zouaves à l’artillerie se lancent à nos trousses. Et je vous jure qu’ils ne laissent pas leur gâche pour ce qui est de filer le train à une paire de branques comme le Polak et mégnace. Dans quelle pommade me suis-je encore enlisé, grand Dieu ! N’importe qui, après avoir échappé aux dents féroces de la scie, aurait couru se foutre au sec ; mais non ! San-Antonio, vous comprenez, c’est le mec qui perd jamais une occase de mettre ses pinceaux dans la mouscaille.

Ç’aurait été trop simple de dire au Polak : « Merci-et-au-revoir-mon-bon-monsieur ». Il me fallait du point d’interrogation en veux-tu en voilà ! Le mystère c’est ma nourriture favorite, comme le chardon pour les ânes. Y a des fois où je me demande pourquoi j’aime pas les chardons !

Heureusement, les prés ont été récemment coupés et c’est un vrai plaisir que de galoper dans la cambrouse. Ou plutôt c’en serait un si dans cette course, je ne tenais pas le rôle du lapin.

Comprenant qu’ils ne nous rattraperont pas, nos poursuivants se mettent à tirer. Ça, c’est la moche histoire ! C’est le moment où les âmes sensibles changent de calcif !

La mitraillette, c’est exactement la catégorie de pétoire qui convient à ce genre d’exercice. Ça manque de précision mais ça fait du dégât à découvert.

Du coup, les salves nous donnent une vigueur nouvelle, au Polak et à moi. La souris de l’abbé Jouvence, c’est du sirop d’orgeat à côté de ça, pour la circulation.

Où qu’il est, Ladoumègue, qu’on l’humilie un peu !

Les coudes au corps, et je te connais bien !

Le Polonais n’a toujours pas lâché son sac. Doit avoir envie de bouffer, pour pas les abandonner, ses garennes ! Il a peut-être une gerce tubarde et douze lardons décalcifiés et il tient à leur apporter une becquetance reconstituante !

Tout à coup il pousse un grand cri. Un de ces cris qui veulent tout dire.

Il part en avant, zigzague légèrement et tombe.

Il a dégusté une série de balles et il a son compte, le frangin.

Inutile de lui porter secours. Ce serait se faire buter pour balpeau. Dans la vie, il y a des moments où c’est chacun pour soi et Dieu pour tous.

Comme je fonce de plus belle, il se redresse. J’arrive à sa hauteur, car il me précédait de quelques mètres.

Il me crie quelque chose en polonais, tout en me tendant son sac.

Machinalement je rafle l’engin et je me le catapulte sur le dos. Puis je galope de plus belle. Les balles voltigent autour de moi comme les abeilles autour d’une ruche.

Si mon ange gardien n’est pas à la hauteur, je vais être déguisé en moulin à légumes avant qu’il soit longtemps. Fort heureusement, le terrain est très accidenté. Il y a un tas de creux, de mamelons, qui font de moi une cible extrêmement mouvante.

Le bois dont j’ai fait instinctivement mon objectif est très proche. En dix bonds je l’ai atteint. Et maintenant je les ai quelque part, les fumelards, eux et leurs seringues.

Ça n’est pas la première fois que des gens armés me courent après dans un bois. Je suis une espèce de technicien de la chose, faut voir ! Personne ne peut me faire la pige lorsqu’il s’agit de faire du forcing à travers les arbres. Comment je leur sème du poivre aux aminches !

Bientôt je m’arrête pour prêter l’oreille. Pas un bruit, du moins insolite. Juste une chouette qui rouscaille quelque part et des crapauds dans l’herbe humide, qui poussent leurs petits cris bulbeux.

Mes poursuivants ont dû abandonner la chasse. Peut-être qu’ils ont eu les flubes. C’est dangereux de chercher un gnace à minuit dans les bois. Si le pèlerin en question n’est pas la moitié d’une portion de brie, il peut se planquer derrière un fourré et vous assaisonner dans le dos.

À moins d’avoir un clébard pas trop empêché du renifleur à sa disposition, il ne faut jamais espérer, à deux, arrêter un mec en pleine nuit, dans les forêts.

Ils savaient ça, les tordus, et ils ont compris…

Par mesure de sécurité, pourtant, j’allume les cierges[4] pendant un bon moment ; puis, rien ne se produisant, je cherche à m’orienter. L’orientation aussi ça me connaît. J’ai pas besoin de reluquer de quel côté pousse la mousse au pied des arbres. Avec une infinie prudence je me mets en route. Le sac du pauvre Polak me bat toujours les fesses. Il ne contient pas de lapins, c’est trop dur. Après tout, je pourrais bigler un peu l’intérieur…

вернуться

4

Faire le guet.