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Sans bruit, Vicky sauta de sa bagnole. Quelques enjambées la menèrent derrière la rouquine qui levait le bras vers une sonnette.

— Raymonde ! lança-t-elle.

La sœur se détrancha, surprise. D’un lampadaire voisin, une lumière tombait sur son jeune visage trop fardé. Elle cligna des yeux, cherchant à repérer cette silhouette qui s’avançait. Soudain, une exclamation lui échappa :

— Vicky !

— Je vois que tu me connais ! constata la patronne du Ration K. Ça va simplifier les choses.

De sa main gauche, gantée de chevreau souple, elle agrippa la rouquine par son collet d’astrakan, et enchaîna de sa voix rauque :

— Comme ça, pas besoin de discours ! Au moins, tu sais pourquoi je suis là.

— Ben… bafouilla le doublard au Napo, dont les yeux verts se dérobaient. C’est-à-dire…

Sans explication, Vicky leva son autre main, nue celle-là et dont le diamant était tourné vers l’intérieur. Elle l’abattit sauvagement. La rouquine poussa un cri. Le diam lui avait entaillé la joue. La main de Vicky se leva encore et retomba, en revers cette fois, sur l’autre joue. La tête de la rouquine ballotta. Impitoyable, la main de Vicky, de nouveau, faucha l’air et s’écrasa dans un claquement de fouet. La rouquine rua, chercha à se dégager. Un éclair d’acier jailli de la main de Vicky l’immobilisa, apeurée.

— Vous êtes folle ! parvint-elle à balbutier. Vous êtes folle ! Vous n’allez pas…

Son regard ne quittait pas les ciseaux qui, à quelques centimètres de l’échancrure de sa robe, menaçaient sa peau blanche, là où commençaient les roberts.

— Madame Vicky ! implora-t-elle.

— Ta gueule, ordure ! gronda la patronne du Ration K, dont l’œil semblait absent. Si tu bouges…

Brusquement, sans prévenir, d’un geste sec, elle avança sa main armée. Les pointes des ciseaux s’enfoncèrent d’un centimètre dans la chair laiteuse. La rouquine voulut hurler. De sa bouche entrouverte rien ne vint, sauf un filet de bave qui coula sur son menton. Elle était pétrifiée d’horreur. De sa main gantée, Vicky l’empoigna par les cheveux et, brutalement, tira à elle. La rouquine ne réagit pas. Prête à défaillir, elle suivit le mouvement imposé. Vicky n’eut que le temps d’écarter les ciseaux, l’autre s’y serait empalée. Elle les brandit au-dessus de la tête courbée et, d’un seul coup, tailla dans la tignasse rousse. Au ras du crâne. Soudain, la fille s’affaissa sur les genoux. Elle était dans le sirop.

La happant par sa chevelure, Vicky la maintint d’un poignet ferme. Pour elle, pas question de s’attendrir. Au contraire. Elle continua à couper dans les cheveux roux dont certains, en tombant restèrent accrochés dans les poils noirs de l’astrakan. Quand les ciseaux, comme dans du beurre, entamèrent la dernière mèche, le corps devint plus lourd au bras de Vicky. L’acier des ciseaux étincela encore une fois… La rouquine, n’étant plus soutenue, s’affala au pied de la porte. Son trophée à la main, Vicky contempla le tableau. Pas joli à voir. Le doublard au Napo n’était pas à la veille d’en soulever des michetons ! Elle lui balança la mèche à travers la gueule, rangea ses ciseaux, s’épousseta et regagna sa Ford. Avant d’y grimper, elle glissa une Camel dans son fume-cigarette. Un court instant, la flamme de son briquet éclaira sa belle frime fermée à toute émotion.

Au loin, deux miaulements se succédèrent, rapides. L’un plaintif, l’autre victorieux.

Le don Juan des Mistigris avait dû placer son baratin…

II

Depuis six mois que les frères Napos l’avaient pris en pogne, le Vertige était en passe de devenir la boîte la plus courue de Bruxelles. Il n’était qu’onze heures du soir et déjà, l’endroit était bourré de trèfle.

Le spectacle était de première, les nanas soigneusement triées. Toutes, même la môme du vestiaire, appartenaient aux Napos. De cette façon, le pognon ne sortait pas de la famille. Les deux truands n’acceptaient pas que les femmes maquées avec d’autres voyous viennent lever chez eux. Ils n’admettaient que les filles sans homme, celles sur qui ils pouvaient mettre leurs griffes. Et de leurs griffes, les proies ne s’évadaient pas facile.

Louis, l’aîné, en avait cinq pour son compte. Pourtant, il n’était pas vraiment beau mec ! La quarantaine, moyen de taille, bedaine déjà ronde mais l’œil argentin et toujours saboulé comme un Brummel. En tout cas, il savait y faire. Et si sa voix était douce, sa main l’était moins.

Son cadet, le Bug, la punaise en argot américain, n’était attelé qu’à trois gonzesses. Ça lui suffisait. Il n’était pas hareng pour un rond. Les histoires de frangines le fatiguaient. Il regrettait le bon vieux temps, celui où ils opéraient pour le compte de la Bande-Pourpre de Détroit : extorsion de fonds, rackets, élections truquées, etc. De la vraie nougatine ! Hélas, là-bas, les commandes avaient toutes craqué l’une après l’autre. Avait fallu se faire la paire. Et fissa ! Si encore ils avaient réussi à se faire naturaliser américains ! Mais, avec leur mauvais pedigree, impossible. Et voyant que ça se gâtait, qu’ils allaient se faire bordurer du bled, ils avaient repris le chemin de leur Italie natale. Encore heureux qu’ils aient devancé l’expulsion qui leur pendait au pif ! Cela leur avait évité la résidence surveillée et la mouise dans laquelle se débattaient la plupart des gangsters italo-américains refoulés des États. Après avoir traînassé sous le soleil, ils avaient tâté de Londres, puis jeté leur dévolu sur la Belgique. Un beau pays pour des marlous comme eux, au parfum de toutes les astuces.

Adossés nonchalamment au bar, tous deux promenaient leurs yeux de requins sur la salle enfumée, plongée dans une ombre bleutée. Cinq de leurs filles évoluaient sur la piste de danse sur laquelle s’entrecroisaient des projecteurs. Yoko, la femme en titre de Louis pour le quart d’heure drivait le mouvement. C’est elle qui avait servi de prête-nom à l’achat de la boîte. On l’appelait la Jap. En réalité, sa mère était Malaise, son père Belge. Mais comme elle avait hérité du physique de sa vieille…

Les spectateurs en avaient pour leur oseille. À part des bas à résille et le minuscule cache-sexe obligatoire, les sœurs n’avaient rien sur les endosses. À loilpuche qu’elles étaient.

À une table, des branques en goguette se pourléchaient les lèvres. Ils n’allaient pas tarder à avoir le vertige ! Ils l’auraient encore plus au moment de l’addition. Celle-ci, à la bouille du client, était toujours fadée.

D’une chiquenaude, le Bug brossa le revers de son smoking et dit, sans cesser de frimer la salle.

— Pour cette Vicky, on opère ce soir ?

Il avait posé la question en français, que tous deux bagoulaient aussi bien que l’anglais et l’italien.

Dans la même langue, Louis renseigna à travers la fumée de son Corona :

— Pas nous. On va envoyer quelques mômes s’en occuper.

Le Bug se tourna vers son frère. Une lueur cruelle flambait dans ses yeux si rapprochés qu’ils semblaient n’en faire qu’un. Il lâcha, méprisant :

— Tu crois que ça suffira ?

Louis ôta le barreau de chaise de sa bouche charnue, en fit tomber la cendre, rassura :

— Bien sûr ! Il ne s’agit que d’une leçon. Les filles se débrouilleront très bien toutes seules. J’en ai parlé à Yoko.

— J’aime pas beaucoup ça, grommela le Bug. Je préfère régler mes comptes moi-même. T’oublies que cette Vicky nous a esquinté une gonzesse et qu’elle doit payer ! Sinon on va passer pour des truffes dans ce patelin.