« Il y a, dans ma chambre, un corps que j’aimerais que l’on enlève », dit-il. Sous ses robes, sa main était proche de l’arme à projectiles qu’il portait constamment. Il se félicita intérieurement de ce que son bouclier fût le meilleur.
Feyd-Rautha jeta un coup d’œil aux deux gardes qui se tenaient contre le mur de droite et acquiesça. Les deux hommes s’élancèrent vers la porte et coururent vers les appartements du Baron.
Ces deux-là aussi ? pensa le Baron. Mais ce jeune monstre a encore beaucoup à apprendre sur la conspiration !
« Je présume que tout était tranquille dans le quartier des esclaves quand tu l’as quitté, Feyd », dit le Baron.
« Je jouais au chéops avec le maître des esclaves », dit Feyd-Rautha. Et il pensa : Que s’est-il passé ? Le garçon que nous lui avons envoyé a été de toute évidence tué. Mais il était pourtant parfait pour cette tâche. Même Hawat n’aurait pu faire un meilleur choix. Il était parfait !
« Ainsi tu jouais aux échecs-pyramide, dit le Baron. C’est très bien. As-tu gagné ? »
« Je… Euh… Oui, Mon Oncle. » Feyd-Rautha avait de la peine à dissimuler son trouble.
Le Baron claqua des doigts. « Nefud, veux-tu être de nouveau dans mes bonnes grâces ? »
« Sire, qu’ai-je fait ? » balbutia Nefud.
« C’est sans importance, à présent. Feyd a battu le maître des esclaves au chéops. Tu as entendu ? »
« Oui, Sire. »
« Je désire que tu prennes trois hommes avec toi et que tu te rendes auprès du maître des esclaves. Étrangle-le. Ramène-moi son corps ensuite, que je voie si le travail a été correctement fait. Nous ne pouvons garder d’aussi mauvais joueurs d’échecs à notre service. »
Feyd-Rautha devint blême. Il fit un pas en avant. « Mon Oncle, je… »
« Plus tard, Feyd, plus tard », dit le Baron en agitant la main.
Les deux gardes qui avaient été dépêchés dans les appartements du Baron pénétrèrent dans l’antichambre avec leur fardeau. Le Baron les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils aient disparu.
Nefud s’avança. « Vous désirez que je tue le maître des esclaves maintenant, Mon Seigneur ? »
« Maintenant, dit le Baron. Et, quand tu en auras fini avec lui, ajoute donc à ta liste ces deux qui viennent de passer. Je n’aime pas la façon qu’ils ont de porter un cadavre. Il faut que toute chose soit faite proprement. Ah, oui… Je désirerais voir leurs restes, également. »
« Mon Seigneur, dit Nefud, est-il quelque chose que j’ai… »
« Fais ce que t’a ordonné ton maître », dit Feyd-Rautha. Et il songea : Tout ce que je puis espérer maintenant, c’est de sauver ma propre peau.
Très bien ! pensa le Baron. Il sait au moins comment perdre. Il sait aussi ce qui pourrait me plaire et empêcher ma colère de s’abattre sur lui. Il sait bien que je dois le préserver. Qui d’autre pourrait prendre les rênes après moi ? Un jour, il le faudra bien. Mais il doit apprendre encore. Et je devrai me protéger moi-même aussi longtemps qu’il apprendra.
Nefud désigna les hommes qui devaient l’accompagner et ils quittèrent l’antichambre à sa suite.
« M’accompagneras-tu dans mes appartements, Feyd ? » demanda le Baron.
« Je suis à votre disposition », dit Feyd-Rautha. Il s’inclina et songea : Je suis fait.
« Après toi », dit le Baron en désignant la porte.
Feyd-Rautha ne trahit sa peur que par une infime hésitation. Ai-je totalement échoué ? se demanda-t-il. Va-t-il me plonger une lame empoisonnée dans le dos… lentement, pour pénétrer mon bouclier ? A-t-il un autre successeur ?
Qu’il savoure cet instant de terreur, pensait le Baron en emboîtant le pas à son neveu. Il me succédera, mais quand je le désirerai. Je ne lui permettrai pas de renverser tout ce que j’ai construit !
Feyd-Rautha essayait de ne pas marcher trop vite. Il sentait la peau se rétracter sur son dos. Tout son corps semblait attendre le coup. Ses muscles se tendaient et se détendaient tour à tour.
« As-tu entendu les dernières nouvelles sur Arrakis ? » demanda le Baron.
« Non, Mon Oncle. »
Feyd-Rautha luttait pour ne pas se retourner. Il tourna dans le hall, quittant l’aile des serviteurs.
« Les Fremen ont un nouveau prophète ou quelque chef religieux. Ils l’appellent Muad’Dib. C’est vraiment très drôle. Cela signifie “La souris”. J’ai dit à Rabban de les laisser en paix avec cela. Ça suffit à les occuper. »
« C’est très intéressant, Oncle », dit Feyd-Rautha. Ils atteignaient le couloir privé qui conduisait aux appartements du Baron et il se demanda : Pourquoi parle-t-il de religion ? Est-ce là quelque subtile allusion qui m’est destinée ?
« Oui, n’est-ce pas ? » dit le Baron.
Ils traversèrent le salon de réception et pénétrèrent dans la chambre du Baron. Des signes de lutte y étaient visibles : une lampe à suspenseur avait été déplacée, un édredon gisait au sol et, au chevet, la bobine-berceuse était ouverte.
« C’était un plan habilement conçu, dit le Baron. (Il maintenait son bouclier à l’intensité maximale. Il se retourna et regarda son neveu.) Mais pas assez subtil. Dis-moi, Feyd, pourquoi ne pas m’avoir frappé toi-même ? Tu as disposé de bien des occasions. »
Feyd-Rautha trouva une chaise à suspenseur à proximité et fit un effort mental pour s’asseoir sans en avoir reçu l’invitation.
De l’audace, maintenant, se dit-il.
« Vous m’avez enseigné que mes mains devaient demeurer propres », dit-il.
« Oui, dit le Baron. Lorsque tu te trouveras devant l’Empereur, il faudra que tu puisses affirmer en toute sincérité que tu n’as pas commis l’acte. La sorcière qui veille auprès de son épaule t’écoutera et saura discerner la vérité du mensonge. Oui, je t’ai averti à ce propos. »
« Pourquoi n’avez-vous jamais acheté de Bene Gesserit, Oncle ? demanda Feyd-Rautha. Avec une Diseuse de Vérité à vos côtés… »
« Tu connais mes goûts ! » dit sèchement le Baron.
« Pourtant, elle vous permettrait de… »
« Je n’ai aucune confiance en elles ! gronda le Baron. Et cesse d’essayer de changer de sujet ! »
Feyd-Rautha prit un ton humble. « Comme vous voudrez, Mon Oncle. »
« Je me souviens de ce qui s’est passé dans l’arène il y a quelques années. Ce jour-là, semble-t-il, un esclave avait été envoyé pour te tuer. Était-ce vrai ? »
« Cela fait bien longtemps, Mon Oncle. Après tout, je… »
« Pas de dérobade, je te prie. » Sa voix tendue laissait deviner la fureur qu’il maîtrisait.
Feyd-Rautha le regarda et se dit : Il sait, autrement il n’aurait pas posé la question.
« C’était un stratagème, Mon Oncle. Pour discréditer votre maître des esclaves. »
« Très habile. Et courageux, également. Ce gladiateur a bien failli t’avoir, non ? »
« Oui. »
« Si, avec ce courage, tu avais de la finesse et de la subtilité, tu serais réellement formidable. » Le Baron hocha la tête. Bien des fois, depuis ce jour terrible sur Arrakis, il avait regretté la perte de Piter, le Mentat. Piter avait été un homme d’une diabolique subtilité, d’une telle délicatesse. Pourtant, cela n’avait pas suffi à le sauver. Une fois encore, le Baron hocha la tête. Le destin est parfois indiscernable.
Feyd-Rautha promenait son regard sur la chambre, notant les signes de lutte et se demandant comment son oncle avait pu venir à bout de cet esclave qu’ils avaient préparé si soigneusement.
« Comment je l’ai neutralisé ? demanda le Baron. Ah ! Feyd, laisse-moi au moins quelques armes pour préserver ma vieillesse. Mieux vaut que nous profitions de ce moment pour conclure un marché. »