Le Baron leva les mains. « Mais comment puis-je être certain que ma fouine de neveu n’est pas… »
« Nous avons encore nos espions sur Arrakis. Dites à Rabban qu’il doit respecter le quota d’épice, sinon il sera remplacé. »
« Je le connais. Cela ne l’amènerait qu’à opprimer un peu plus la population. »
« Mais bien sûr ! s’exclama Hawat. Vous ne pouvez désirer que cela cesse ! Vous ne voulez qu’une chose : garder les mains propres. Laissez donc Rabban construire votre Salusa Secundus. Il est même inutile de lui envoyer des prisonniers. Il dispose de toute la population. S’il presse ses gens pour respecter le quota d’épice, l’Empereur n’ira pas soupçonner d’autres motifs. Cette raison est suffisante pour tuer Arrakis à petit feu. Quant à vous, Baron, nul mot, nulle action de votre part ne viendra démentir cette évidence. »
Le Baron ne parvint pas à effacer totalement la note d’admiration dans sa voix. « Ah, Hawat, comme vous êtes rusé. Mais comment gagner Arrakis pour utiliser ce que Rabban prépare ? »
« C’est la plus simple de toutes les démarches, Baron. Si chaque année vous augmentez le quota de l’année précédente, les choses vont certainement atteindre un paroxysme. La production tombera en flèche. Vous pourrez alors relever Rabban et reprendre Arrakis… pour réparer le désastre. »
« Cela semble réalisable, dit le Baron. Mais je suis las de tout ceci. Je prépare quelqu’un d’autre pour me succéder sur Arrakis. »
Hawat examina cette grosse figure ronde qu’il avait en face de lui. Lentement, il inclina la tête.
« Feyd-Rautha… Ainsi, c’est là la raison de l’oppression actuelle. Vous êtes vous-même très rusé, Baron. Peut-être pourrions-nous mêler ces deux projets. Oui… Votre Feyd-Rautha pourrait se présenter comme le sauveur d’Arrakis. Il pourrait se gagner la populace. Oui… »
Le Baron sourit. Mais il se demandait : En quoi tout ceci concorde-t-il avec le projet personnel de Hawat ?
Hawat, comprenant que l’entretien avait pris fin, se leva et quitta la pièce rouge. Tout en marchant, il ne parvenait pas à écarter de son esprit les troublants facteurs inconnus qui entraient dans toute spéculation sur Arrakis. Il y avait ce nouveau chef religieux dont Gurney Halleck avait décelé l’existence depuis son refuge au sein des contrebandiers, ce Muad’Dib.
Peut-être n’aurais-je pas dû dire au Baron de laisser cette religion se développer, se dit-il. Même parmi les gens des sillons et des creux. Mais il est bien connu que la répression favorise l’épanouissement des religions.
Puis il pensa aux rapports d’Halleck sur les tactiques de combat fremen. Des tactiques qui portaient la marque d’Halleck lui-même… et d’Idaho… et même de Hawat.
Idaho a-t-il survécu ? se demanda-t-il.
Mais c’était une question futile. Il ne s’était même pas encore demandé s’il était possible que Paul ait survécu. Il savait que le Baron était convaincu de la mort de tous les Atréides. Il reconnaissait que la sorcière Bene Gesserit avait constitué son arme. Et cela ne pouvait donc signifier qu’une issue, même pour le propre fils de cette femme.
Quelle haine venimeuse elle devait vouer aux Atréides, songea-t-il. Une haine pareille à celle que j’éprouve pour ce Baron. Mon coup ultime sera-t-il aussi définitif que le sien ?
Il est en toutes choses un rythme qui participe de notre univers. Symétrie, grâce, élégance : vous retrouvez toutes ces qualités dans celles que saisit le véritable artiste. Vous pouvez retrouver ce rythme dans la succession des saisons, dans le cheminement du sable sur une corniche, dans les branches d’un buisson créosote ou le dessin de ses feuilles. Dans notre société, dans nos vies, nous avons essayé de copier ces formes, de chercher les rythmes, les danses qui réconfortent. Pourtant, il est possible de discerner un péril dans la découverte de la perfection ultime. Il est clair que le schéma ultime contient sa propre fixité. Dans cette perfection, toute chose s’en va vers sa mort.
Extrait de Les Dits de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
Paul-Muad’Dib se souvenait d’un repas lourdement chargé en épice. Dans sa mémoire, c’était comme un point d’ancrage. Depuis cette position, il pouvait considérer le moment présent comme un rêve.
Je suis comme un théâtre ouvert aux processus, se dit-il. Je suis la proie d’une vision imparfaite, de la conscience raciale et de son but terrible.
Pourtant, il ne pouvait échapper à la crainte de s’être dépassé de quelque manière, d’avoir perdu sa position dans le temps. Le passé, le présent et l’avenir étaient maintenant confusément mêlés. C’était comme une sorte de fatigue visuelle qui provenait, il le savait, de la nécessité constante de maintenir l’avenir prescient sous la forme d’une sorte de mémoire qui était une chose appartenant intrinsèquement au passé.
Chani m’a préparé le repas, songea-t-il.
Pourtant, Chani était loin dans le Sud, dans le pays froid où le soleil était chaud, dans l’un des nouveaux sietchs-bastions, en sûreté avec leur fils, Leto II.
Ou bien était-ce là une chose qui devrait se produire un jour ?
Non, se dit-il, car Alia l’Étrange, sa sœur, était également là-bas avec sa mère et Chani. Elles avaient fait ce voyage de vingt marteleurs vers le Sud à bord d’un palanquin de Révérende Mère, sur le dos d’un faiseur sauvage.
Il chassa la pensée du ver géant et se demanda : Ou bien Alia n’est-elle pas encore née ?
J’étais en razzia, se souvint-il. Nous étions allés récupérer l’eau de nos morts dans Arrakeen. Et j’ai découvert les restes de mon père dans le bûcher funéraire. J’ai placé le crâne de mon père sous un tas de rochers, au-dessus de la Passe de Harg.
Ou bien n’était-ce pas encore arrivé ?
Mes blessures sont réelles. Mes cicatrices aussi. Et le mausolée du crâne de mon père aussi.
Comme en un rêve, toujours, il se souvint que Harah, la femme de Jamis, était venue lui dire que l’on se battait dans le couloir du sietch. Il s’agissait du premier sietch, où ils s’étaient trouvés avant le départ des femmes et des enfants pour le Sud.
Harah était apparue sur le seuil de la chambre intérieure, les ailes noires de ses cheveux maintenues en arrière par les anneaux d’eau passés dans une chaîne. Elle avait écarté les draperies et lui avait dit que Chani venait de tuer quelqu’un.
Cela est vraiment arrivé, se dit Paul. Cela n’est pas né du temps. Cela ne peut être changé.
Il se souvenait de s’être rué hors de la chambre pour découvrir Chani, à la clarté jaune des brilleurs du corridor, drapée dans une robe bleue dont le capuchon était rejeté en arrière. Son visage d’elfe était tendu et elle glissait son krys dans son étui. Un groupe s’éloignait en hâte avec un fardeau. Il se souvint d’avoir songé : Lorsqu’ils emportent un corps, on le sait toujours.
Comme Chani lui faisait face, les anneaux d’eau tintèrent à son cou. À l’intérieur du sietch, elle les portait librement.
« Chani, que se passe-t-il ? »
« Je viens d’expédier celui qui voulait te défier en combat singulier, Usul. »
« Tu l’as tué, toi ? »
« Oui. Mais peut-être aurais-je dû le laisser à Harah. » (Il se souvint du contentement qui était apparu sur les visages, autour d’eux, à ces paroles. Harah elle-même avait ri.)
« Mais c’est moi qu’il était venu défier ! »
« Tu m’as enseigné l’art étrange, Usul. »
« Certainement ! Mais tu ne devrais pas… »
« Je suis née dans le désert, Usul. Je sais me servir d’un krys. »
Il réprima sa colère et s’efforça de parler calmement : « Tout ceci est sans doute vrai, Chani, mais… »
« Je ne suis plus une enfant qui chasse les scorpions dans le sietch à la clarté d’un brilleur, Usul. Je ne m’amuse plus. »
Le regard de Paul était fixé sur elle. Il était fasciné soudain par l’étonnante férocité qu’il décelait derrière son attitude désinvolte.
« Il ne méritait pas de te défier, Usul, dit-elle. Je n’aurais pas dérangé ta méditation pour lui. (Elle s’approcha, le regarda à la dérobée et sa voix devint un murmure.) Et puis, mon bien-aimé, lorsque l’on saura que l’on peut se retrouver face à moi et connaître une mort honteuse par la main de la femme de Muad’Dib, il y aura moins de candidats. »
Oui, se dit Paul, cela est certainement arrivé.
C’est le passé-réel. Et il est vrai que le nombre de ceux qui voulaient défier la lame nouvelle de Muad’Dib a décru de façon remarquable.
Quelque part, dans un monde qui n’appartenait pas au rêve, il y eut comme un mouvement, le cri d’un oiseau de nuit.
Je rêve, se dit Paul. C’est ce repas d’épice.
Pourtant, il éprouvait encore une impression d’abandon. Il se demanda s’il était possible que son esprit-ruh ait basculé dans ce monde auquel, selon les Fremen, il appartenait vraiment, l’alam al-Mithal, le monde des similitudes, le domaine métaphysique où toutes les limitations physiques étaient annihilées. Et, à la pensée d’un tel monde, il éprouvait de la peur, car la disparition de toute limitation signifiait la disparition de tout point de référence. Dans ce paysage de mythe, il ne pouvait s’orienter et dire : « Je suis parce que je suis ici. »
Sa mère lui avait déclaré une fois : « Certains, dans le peuple, sont divisés par la manière dont ils pensent à toi. »
Il faut que je m’éveille, se dit-il. Car ces paroles, sa mère les avait bien prononcées ; sa mère, Dame Jessica, qui était maintenant Révérende Mère des Fremen. Ces paroles étaient passées dans la réalité.
Jessica redoutait les liens religieux qui existaient entre les Fremen et lui, il le savait. Elle n’aimait pas entendre les gens des sietchs et des sillons le nommer Lui. Elle ne cessait de questionner les tribus à cet égard, d’envoyer au loin ses espions et de réfléchir mélancoliquement sur leurs rapports. Elle avait rappelé un proverbe bene gesserit à son fils : « Lorsque la religion et la politique voyagent dans le même chariot, les voyageurs pensent que rien ne peut les arrêter. Ils vont de plus en plus vite. Ils oublient alors qu’un précipice se révèle toujours trop tard. »
Paul se rappelait s’être assis dans les appartements de sa mère, dans la chambre intérieure enclose de lourdes tentures dont les broderies étaient inspirées de thèmes de la mythologie Fremen. Il s’était assis là et l’avait écoutée, remarquant la façon dont elle observait sans cesse, même lorsqu’elle baissait les yeux. Il y avait des plis nouveaux aux coins de sa bouche mais sa chevelure était toujours du même bronze poli. Ses grands yeux verts, pourtant, étaient voilés par la brume bleue de l’épice.
« Les Fremen ont une religion simple, pratique », avait-il dit.
« Rien n’est simple à propos de la religion », lui avait-elle rétorqué.
Mais Paul, voyant l’avenir lourd de nuées qui pesait sur eux, s’était senti submergé par la colère. Il n’avait pu que dire :
« La religion regroupe nos forces. C’est notre mystique. »
« Tu cultives délibérément cette atmosphère. Tu ne cesses d’endoctriner. »
« C’est ce que vous m’avez appris. »
Mais, ce jour-là, elle avait été pleine de reproches et d’arguments. C’était le jour où le petit Leto devait être circoncis. Paul avait compris certaines des raisons de la mauvaise humeur de sa mère. Elle n’avait jamais accepté sa liaison, son « mariage de jeunesse » avec Chani. Mais Chani avait donné le jour à un fils Atréides et Jessica n’avait pu rejeter l’enfant et la mère.
Sous son regard, elle avait réagi et demandé : « Tu penses que je suis une mère anormale ? »
« Non, certainement. »
« Je vois bien la façon dont tu m’observes quand je suis avec ta sœur. Tu ne comprends pas ce qu’il en est à son propos. »
« Je sais pourquoi elle est différente. Elle n’était pas encore née mais faisait partie de vous quand vous avez transformé l’Eau de Vie. Elle… »
« Tu ne sais rien de cela ! »
Et Paul, soudain incapable d’exprimer la connaissance qu’il avait extraite du temps, n’avait pu que dire : « Je ne pense pas que vous soyez anormale. »
Elle avait vu alors son désarroi et dit : « Mon fils, il faut que tu saches. »
« Oui ? »
« J’aime ta Chani. Je l’accepte. »
Cela était réel, se dit-il. Ce n’était pas là une vision imparfaite qui serait modifiée par les tourbillons issus de la source même du temps.
Cette assurance lui donna une prise nouvelle sur le monde. Des parcelles de réalité apparurent dans son rêve. Il sut brusquement qu’il se trouvait dans un hiereg, un camp du désert. Chani avait choisi le sable-farine pour dresser leur tente-distille, à cause de sa douceur. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Chani n’était pas loin. Chani sa Sihaya, douce comme le printemps du désert, Chani qui était revenue des palmeraies du sud lointain.
À présent, il se souvenait d’un chant de sable qu’elle avait choisi à l’heure du sommeil.