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Ou plutôt : quelle raison de l’arrêter pourrait-il découvrir ?

Soyez sans crainte, ordonnait la prière de ce jour, et, entre toutes les paroles divines, celle-là était la plus fréquemment prononcée. Il repensa à Sixte. Si les anciens n’avaient point tremblé devant la mort, pourquoi son cœur, nourri de sagesse moderne, était-il pris d’une terreur irraisonnée ?

Il examina les poils sur le dos de sa main, les lissa et les vit se hérisser à nouveau. Comment Buridan, ou encore Albert le Grand, auraient-ils posé le problème ? Il referma le livre en marquant la page des laudes ; puis il plaça sur le bougeoir une chandelle neuve, conçue pour brûler pendant une heure, en tailla la mèche et l’alluma avec une bougie fine, enflammant celle-ci à la chandelle qui achevait de se consumer.

Experimentum solum certificat in talibus, avait écrit Albert le Grand. L’expérience est le seul guide digne de confiance.

Il leva la manche de sa soutane pour l’examiner à la lueur de la chandelle et un sourire lui creusa lentement les joues. Il éprouvait ce curieux sentiment de satisfaction qui l’emplissait chaque fois qu’il résolvait un problème par la raison et arrachait une réponse au monde.

Les fibres laineuses de sa manche étaient également hérissées. Ergo, se dit-il, l’impetus imposé à ses poils était à la fois extérieur et matériel, car une soutane de laine, étant dénuée d’esprit, ne peut être effrayée. Donc, la profonde angoisse qui le troublait ne pouvait plus être considérée comme un reflet sur son âme de cette impression matérielle.

Mais, si satisfaisant fût-il pour l’intellect, ce savoir ne fit rien pour l’apaiser.

Plus tard, alors que Dietrich gagnait l’église pour célébrer la messe du matin, un geignement attira son attention sur un coin d’ombre près des marches et il vit, à la lueur incertaine de sa torche, un chien jaune et noir couché par terre, les pattes sur la truffe. Les taches de sa fourrure, qui se confondaient avec les ombres, lui conféraient l’apparence de quelque chimère, mi-chien, mi-gruyère. Il contempla Dietrich avec des yeux mouillés d’espoir.

Une fois au sommet de la colline où se dressait l’église, Dietrich vit que la forêt de Grosswald, au fond de la vallée, était baignée d’un éclat lustré, pareil à la pâleur qui colorait le ciel matutinal. Mais il était trop tôt – et le ciel n’était pas le bon. Au sommet de la flèche, des feux Saint-Elme bondissaient autour de la croix. Est-ce que la terreur avait éveillé les défunts eux-mêmes ? Mais ce signe-là ne devait se manifester qu’à la fin du monde.

Il se hâta de réciter une prière contre les dangers occultes et de tourner le dos aux étranges phénomènes, se fixant sur les murs de l’église afin de se réfugier dans leur spectacle familier.

Ma cathédrale de bois, ainsi aimait-il à appeler Sainte-Catherine, car, au-dessus de ses fondations de pierre, elle était composée de murs, de colonnes et de portails en bois, dont plusieurs générations d’artisans avaient fait une collection de saints, de bêtes et de créatures mythiques.

Flanquant la porte, la silhouette sinueuse de sainte Catherine posait une main sur la roue par laquelle on avait cherché à la briser. Qui a triomphé ? demandait son pauvre sourire. Ceux qui ont tourné la roue ont disparu, mais je demeure. Sur les jambages, un lion, un aigle, un homme et un bœuf tendaient leurs formes torturées vers le tympan, où l’on avait gravé une Cène.

Partout ailleurs : des gargouilles penchées au bord du toit, aux cornes et aux ailes fantasmagoriques. Le printemps venu, leurs gueules dégorgeaient les flots de neige fondant sur le toit en pente raide. Sous l’avant-toit, les kobolds faisaient tonner leurs marteaux. Sur les linteaux et les montants des fenêtres, sur les lambris et les piliers, le bois donnait forme à des créatures encore plus fabuleuses. Des basilics au regard de feu, des griffons et des chimères aux muscles puissants. Des centaures bondissants ; des panthères au souffle lénifiant. Ici, un dragon fuyait des chevaliers amales ; là, un sciapode se dressait sur son pied unique et démesuré. Des blemmyes acéphales fixaient le passant de leurs yeux ventraux.

Sur les poteaux d’angle en chêne étaient sculptés des géants des montagnes qui semblaient porter le toit. Les villageois les appelaient Grim, Hilde, Sigenot et Ecke ; le nom de ce dernier semblait particulièrement approprié à sa fonction. Un artisan malicieux avait donné à chaque piédestal la forme d’un nain épuisé et irascible, qui supportait tout le poids du géant et adressait au passant un regard résigné.

Ce fabuleux bestiaire, qui émergeait du bois sans jamais s’en dissocier, semblait en être une partie intégrante. Quelque part, songea-t-il, il existe des créatures comme celles-ci.

Lorsque le vent soufflait ou que la neige pesait sur le toit, cette ménagerie était prise de grognements et de gémissements. Ce n’étaient que les chevrons et les solives qui travaillaient, mais on avait souvent l’impression que Sigenot grondait, que le nain Alberich couinait, que sainte Catherine fredonnait en sourdine. La plupart du temps, ces murmures issus des murs l’amusaient, mais pas ce jour-là. Toujours en proie à un malaise indéfinissable, Dietrich redoutait de voir les Quatre Géants se libérer soudain de leur fardeau, faisant choir sur lui la totalité de l’édifice.

On voyait plus d’une chandelle briller aux fenêtres des maisons en contrebas et, à l’autre bout de la vallée, le veilleur de nuit posté au sommet du donjon de Manfred faisait les cent pas à vive allure, scrutant l’horizon tantôt par-ci, tantôt par-là, en quête de quelque ennemi invisible qui oserait s’approcher.

Une silhouette s’avança vers lui en titubant depuis le village, se redressa puis glissa, et la brise matinale porta un sanglot jusqu’à ses oreilles. Dietrich leva sa torche et attendit. Était-ce la menace qu’il avait pressentie qui marchait sur lui avec audace ?

Mais avant même qu’elle soit tombée à genoux devant lui, à bout de souffle, il avait identifié Hildegarde, la femme du meunier, les pieds nus et les cheveux en bataille, encore vêtue de sa chemise de nuit sur laquelle elle avait passé une cape. La lueur de la torche éclairait à peine son visage crasseux. C’était peut-être une menace, mais d’une tout autre sorte, familière qui plus est.

— Ach, pasteur ! s’écria-t-elle. Dieu a découvert mes péchés.

Dieu n’avait pas eu besoin de chercher très loin, songea Dietrich. Il aida la femme à se relever.

— Dieu connaît tous nos péchés depuis le commencement des temps, déclara-t-il.

— Alors pourquoi m’a-t-il réveillée ce matin en m’affligeant d’une telle terreur ? Vous devez me confesser et m’absoudre.

Impatient de s’abriter des sinistres miasmes qui imprégnaient le monde, Dietrich conduisit Hildegarde dans l’église ; il fut déçu, sinon surpris, de constater que son inquiétude persistait. Peut-être qu’une terre consacrée tenait le surnaturel à l’écart jusqu’à la fin des temps, mais elle n’arrêtait pas une intrusion naturelle.

Il perçut au sein du calme une sorte de doux murmure, pareil à celui d’une brise ou d’un ruisseau. Portant une main à son front pour bloquer l’éclat de sa torche, il discerna une petite ombre tapie au pied de l’autel. Joachim le franciscain gisait là, prononçant précipitamment des prières jaculatoires, si bien que ses mots s’entremêlaient en un susurrement indistinct.

Interrompant son oraison, il se leva avec souplesse. Il était vêtu d’une robe usée et élimée, maintes fois reprisée avec soin. Le capuchon dissimulait ses traits sèchement dessinés : un petit homme noiraud, aux lourdes arcades sourcilières, aux yeux sombres. Il s’humecta les lèvres d’un vif mouvement de langue.