Des claquements de portière… La valse des amortisseurs. Et puis la calme trépidation du moteur…
Je m’éveille de fond en comble. L’air étant chiche, je me sens la tête lourde. Un murmure de conversation me parvient. Je plaque mon oreille au trou. Je peux entendre ce qu’ils disent. Pas très distinctement, mais ma vaste intelligence (1 m 60 x 2 m) me permet de combler les vides et de reconstituer les phrases au fur et à mesure.
— Pour un coup fourré, c’est un coup fourré, fulmine Beulmann. Selon vous, m’sieur Farragus, il vous aurait fait téléphoner par la fille de ce Black ?
— Certainement !
La voix de Neptuno est tranchante. Un vrai coutelas de louchébem.
— Et il a embarqué la môme ?
— Puisqu’elle n’est plus là !
— Dans quel but, ce coup de téléphone ?
— Pour me faire museler la police, je suppose.
Dites, il est pas constipé des méninges, mon client. En v’là un qui se coltine sa dose de matière grise !
Ici une question de Beulmann que je n’entends pas. (N’oubliez pas qu’il se tient à l’avant de la pompe, donc éloigné de moi).
— Ils sont venus questionner Black, lui répond Farragus. L’intervention des deux flics les a obligés à agir. Les ayant neutralisés, ils ont compris que ça allait chauffer pour eux et qu’ils seraient vite traqués. Alors ils ont compté sur mon intervention, et ils ont eu raison…
Un temps, pour me permettre d’apprécier sa jugeote. Puis il dit :
— Vous allez rester ici, Beulmann. Dès que ces deux abrutis de flics seront partis, interrogez Black. Je veux savoir ce qu’ils lui ont demandé et ce qu’il leur a appris.
— O.K. ! m’sieur Farragus.
Nouveau claquement de portière.
— À la « Résidence » ? demande le chauffeur.
— Pas tout de suite. Faites un crochet par le zoo.
On se met à rouler.
CHAPITRE XV
S’il est difficile d’évaluer le temps, lorsqu’on est prisonnier d’un coffiot de bagnole, il est plus duraille encore d’apprécier les distances. Dans cette posture, une automobile ne vous paraît plus motrice. C’est une caisse qui trépide. Une malle à ressorts… Ça dansotte gentiment avec un bruit de pneus suçant l’asphalte.
Mollement bercé, je me préoccupe de pouvoir respirer plus confortablement. Quand on a pris l’habitude de l’oxygène, il est difficile de s’en passer. La sueur me ruisselle sur tout le corps et une brûlure étale emplit mes poumons.
En tâtonnant, je dégauchis la trousse à outils derrière la roue de secours. Ces grandes tutures possèdent un matériel de réparation digne du plus moderne atelier. Vous parlez d’un chouette établi, ma révérende ! Des pinces, des tournevis, des marteaux, des tenailles, des bougies (pour votre anniversaire), du chatterton, que sais-je encore ?
Je choisis au toucher le plus gros des tournevis et je l’engage dans la bande de caoutchouc mousse bordant l’ouverture du couvercle. Suffit de forcer un brin et de peser sur le manche pour obtenir un interstice par lequel je peux téter les douces mamelles de la nuit[29].
Ouf ! ça va mieux…
Quelques virages très secs (il n’a pas plu depuis six mois) me font bringuebaler comme une cargaison désarrimée. On opère une première halte, très brève. Un coup de klaxon impératif me donne à croire que nous nous trouvons devant un portail fermé. Fectivement, y a de la grincerie peu après et on reprend sa route à allure modérée.
Quelques tours de roues encore, et puis on stoppe. Les deux occupants de la pompe en descendent et s’éloignent.
— À toi de jouer, San-A. ! m’exhorté-je.
Je me mets à chercher le verrouillage de la malle. L’ayant trouvé, je manipule le taquet de conjugaison à prisme octogonal[30]. La serrure devrait aussitôt jouer et les ressorts de la charnière soulever le couvercle.
Eh ben, que nenni, mes bichettes à museau rose : le mécanisme ne fonctionne pas. Je m’arc-boute pour pousser du dos. Nothing ! Je pige alors qu’en forçant le bord du couvercle pour respirer, j’ai faussé le bazar de mes quenouilles auburn. Me v’là bel et bien enfermé dans ma malle, telle une gentille momie dans son sarcophage. Sale impression ! Fureur désespérée ! Soif de liberté ! J’ai besoin de mouvementer. Me faut de l’espace, beaucoup ! Je rêve de steppes. Le désert d’Arizona ? Je suis preneur ! Le Grand Nord ? Mettez-m’en six caisses ! Vive l’Océan Pacifique ! Je rebiche mon tournevis. L’engage dans cette name of god[31] de serrure. Je tire un grand coup (je suis coutumier du fait). Tous mes muscles bandés (toujours coutumier du fait). Rrran ! Ça craque. Une bouffée de grand air chargé d’odeurs suffocantes. La malle bée. Merci, San-Antonio ! Je saute de mon poule-manne[32]. Veux rabattre le couvercle. Vacherie ! Il ne peut plus fermaga. Les coffiots de bagnole, remarquez, c’est toujours comme ça : ils ne s’ouvrent pas, ou bien ils refusent de rester bouclés.
Il faut, cependant ! Ingénieux comme M. Dassault, lequel regardant circonvuler un fer à repasser chez sa blanchisseuse s’écria : « Tiens-tiens » car il venait de concevoir le Mirage I, je bloque la porte du coffre avec mon précieux tournevis. J’aime que mes personnages ne se perdent pas en cours d’action, fussent-ils tournevis.
Ces bricolages achevés, je mate autour de moi. Un aveugle saurait où il se trouve.
À l’odeur.
Ça chlingue la ménagerie, les gars.
On se croirait au petit matin dans la chambre à coucher des Bérurier. Leur période fauve !
D’ailleurs, n’a-t-il pas parlé de zoo, Farragus ? À ma gauche se succèdent des bâtiments bas, des grilles… À ma droite un vaste bassin puant l’eau croupie et la fiente de mammifères marins… Bravo Flipper !
Droit devant moi, une construction carrée, un peu plus haute que les autres et entièrement recouverte de carreaux de faïence. Cela ressemble à un gigantesque édicule public. Pas de fenêtres à salement parler[33], mais une longue verrière trop dépolie pour être au net court sous le toit et sur toute la longueur du bâtiment. De la lumière brille (fatalement) à l’intérieur de ce dernier. Je m’approche à pas de loup (ce qui dans un zoo est chose banale). Une porte à deux battants est là, qui se propose à ma curiosité.
Ma curiosité l’accepte.
Je risque un œil.
Le spectacle est trop effarant pour que je me contente d’un seul.
Le bâtiment est réservé aux serpents. Une grande allée centrale le traverse de bout en bout, qui part de la grande porte pour aboutir à une autre grande porte. De part et d’autre de cette travée, il y a des cages vitrées. Les reptiles ondoient sur des lits de sable, s’enroulent à des faux branchages en ciment, se lovent sous des touffes végétales… Mais que je vous raconte… En plein mitan du local, l’allée se divise en deux pour encercler une immense cage circulaire, faite de grillage à grosses mailles. Au milieu de cette loge ronde s’élève un arbre. Il est mort, mais c’est un vrai arbre, en bois !
Apparemment, la cage est vide. C’est ce que je me dis de prime abord. Une attention plus soutenue me rapatrie de mon erreur. Autour de l’arbre mort, l’est un méchant boa, les amis ! Un dodu, un mahousse, un verdâtre, à tête sournoise. Il est si parfaitement plaqué à l’arbre qu’il ressemble à un reliquat de végétation de ce dernier. En matant attentivement, on s’aperçoit qu’il bouge un peu des extrémités. Faiblement. Vu, enregistré, pas de questions à la noix ?
30
Toute phrase est un vers. Lorsque les termes précis vous manquent, il suffit de reconstituer le rythme, au moyen de n’importe quels mots.
32
Littéralement : panier à flic. Ah, les mots ! Les chers mots, si tant magiques… Qu’est-ce que je vais me faire ch… dans mon cercueil, moi, s’ils oublient de m’y foutre de quoi écrire.