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En voilà un charabia ! Qu’entend-elle par « l’époque du conditionnement » ? Je lui pose la question.

— Dans l’Organisation, déclare-t-elle, on noyaute l’entourage de tous les grands chercheurs à travers le monde. Dès qu’on décèle des dons exceptionnels chez un savant, on s’arrange pour placer quelqu’un dans son foyer. En général c’est une femme, quelquefois, comme c’est le cas ici, un enfant ! Évidemment, l’enfant étant enfant, il faut attendre qu’il acquière l’âge de raison pour… le conditionner. Mais ce que l’Organisation perd en temps, elle le récupère en efficacité, car cette méthode permet de façonner des sujets susceptibles de répondre très exactement à ce qu’on attend d’eux. Rien de plus malléable qu’un adolescent. Surtout lorsqu’il a été préparé dès le berceau par des subjugateurs compétents.

— De quelle organisation veux-tu parler ?

— Cela ne vous regarde pas.

— Alors ce pauvre Bofstrogonoff a élevé une vipère ?

— Non, je me suis toujours comportée avec lui en fille attentionnée et sa mort vient de me causer un réel chagrin. Ma mission n’empêche pas les sentiments.

En somme, Anastasia était la vraie fille du père Boris, tandis que Natacha ne lui est rien du tout ! On dirait du Musset, un peu, sur les pourtours, non ? Ou du Marivaux…

— Tu pillais son cerveau, somme toute ?

— Disons que je ramassais ce qui en tombait, grâce à ma qualité de fille.

— Et c’est quoi, l’aïoli que tu mijotes, là ?

— Sa dernière découverte, celle qui nous vaut d’être ici à vous et à moi…

Je sursaute.

— Tu la connaissais ?

— Pas entièrement. Mais cette nuit, dans l’igloo, j’ai pu lui arracher les dernières formules qui me manquaient, et cela grâce à vous !

— Grâce à moi !

— Qui lui avez fait absorber une mixture pour le rendre malade. Il se trouvait dans un état second, à cause de la température, et j’ai pu le questionner habilement tandis que vous dormiez.

— Et ça consiste en quoi, cette invention ?

— Je vous en réserve la surprise.

Elle dépose son chproutzbock dans un récipient qu’elle expose à la flamme d’un bec à gaz.

— Tu espères qu’on pourra s’arracher à ce merdier grâce à ton potage magique ?

— Oui.

— Comment ?

— Il nous permettra de contrôler le camp et d’y régner en maîtres.

— J’aimerais savoir de quelle manière tu réussiras un tel exploit.

— Patientez encore un peu, il y en a à peine pour cinq minutes encore !

Une fumaga malodorante s’échappe de la mixture portée à ébullition. Natacha prépare un flacon vide. Elle y verse pour commencer une poudre de perlimpinpin couleur plomb, puis elle compte trente gouttes d’une drogue qui sent la merde bourgeoise.

Je me dis que c’est grâce au martyre de mon Béru qu’on peut œuvrer et bavarder de la sorte. Le colonel et son état-major sont en train de le malmener, si bien qu’ils ne songent pas à écouter ce qu’on dit à leur télémicro, sinon il y a belle lurette qu’on aurait eu de la visite.

— Pourquoi m’as-tu épousé, Natacha ?

J’ai pris ma voix ensorceleuse de Roméo-garçon-coiffeur, celle qui met du vague à l’âme dans les slips et de l’humidité dans les cœurs.

— Parce que je connaissais tes intentions, mon garçon, et que nous comptions bien te laisser tirer les marrons du feu. Ensuite nous te laissions liquider par les services secrets russes et je continuais de jouer les bonnes grosses filles ahuries…

À cet instant, un pas puissant fait crisser la neige. Je fais un signe à Natacha. Nous voici pétrifiés l’un et l’autre dans la clarté morose du labo. L’arrivant actionne le système d’ouverture. La porte fait un petit « cliiip ». Le gars la pousse en grand. Il attaque une phrase en russe qu’il n’achève pas because mon coup de tatane dans les roustonikofs. Il tombe à genoux auprès de son copain. Il est aussi vert que la Normandie, tout soudain. Manière de lui donner des couleurs plus chatoyantes, il a droit à un nouveau shoot dans le portrait.

Ne concluez pas trop vite que je fais un complexe de footballeur. Seulement, quand on souffre terriblement d’un bras, comme mézigue en ce moment, on évite les mouvements violents dans l’hémisphère nord.

— Il venait chercher l’appareil qui est là ! fait Natacha, il commençait à dire que le chef s’impatiente. Il est temps que nous filions d’ici.

Elle vide dans le flacon sa décoction bouillante, puis agite le tout en se servant de pinces pour ne pas se brûler les salsifis.

— Prenez des allumettes, recommande-t-elle.

On se met à tracer en direction du hangar-nécropole.

XXXII

VENDREDI : MERCI, MONSIEUR ROBINSON,

DES COMME CELLE-LA,

J’EN AVAIS ENCORE JAMAIS VU !

Vraiment je vous jure que 627 cadavres ça fait beaucoup. Même quand ils sont soigneusement empilés, comme des bûches. En pénétrant dans le hangar, je ne peux retenir un frisson (j’en ai eu beaucoup dans cette affaire, mais faut dire qu’ici on supporte bien son Rasurel). Il me part depuis l’extrémité des gros orteils et me finit sur le bout du lobe après un parcours sinueux dans la testubulure.

Natacha répand sur le sol le contenu de son flacon avant de jeter celui-ci loin d’elle.

— Les allumettes ! demande-t-elle.

Je les lui tends.

Elle en gratte une, attend que la flamme se soit affermie et la jette dans la flaque uniforme qui malodore à ses pieds. Une fumée noire tourbillonne.

— Sortons ! dit-elle.

On se propulse à l’extérieur. Bien que le jour commence à décliner (son identité) et que le froid se fasse plus sauvage, je préfère battre la galoche dehors que de renifler son alchimie dans cet abominable décor.

— Je t’en conjure, ma grosse moule, dis-moi pourquoi tu fais cramer ta drogue parmi ces morts.

— Tu vas voir ! s’obstine-t-elle.

Je remarque qu’elle est bleue de froid et d’anxiété. Elle tient ses bras potelés enroulés autour de son opulente poitrine, source de délices béruriennes.

— D’où proviennent-ils, ces morts américains ?

— Vous avez entendu parler du transport de troupes américaines : You have it in the back side ?

— Celui qui a été coulé par un avion russe et par inadvertance le mois dernier dans le golfe du Vachemang Chiang ?

— Oui. Il y a eu beaucoup plus de rescapés que ce qui fut annoncé.

— Ce sont eux, ici ?

— Je le suppose.

— Pourquoi les avoir amenés dans cette base un tant soit peu polaire ?

— Pour les utiliser à des fins expérimentales. Ils constituaient des sujets idéaux puisqu’ils étaient portés disparus.

— Quelles expériences a-t-on infligées à ces malheureux ?

— Elles concernent précisément la dernière découverte de mon pseudo-père.

— Et…

Mais un couac me vient ! Puis deux couacs ! Puis un cri ! Et puis un chevrotement ! Ensuite un bêlement ! Qui ne fait que précéder un hennissement. Lequel est suivi d’un barrissement. Je bruite l’Arche de Noé dans les deux minutes qui suivent. Tout en reculant pas appâts.

La porte du hangar s’est rouverte !

Des hommes en uniforme apparaissent, qui clignent des yeux à la lumière du jour déclinant.

Les soldats américains, mes biquettes !

Les morts viennent de ressusciter !

Ils affluent. Ils se bousculent ! Ils lancent des exclamations ! Y en a qui se marrent ! D’autres qui bâillent ! Des qui s’étirent ! Des qui se grattent le crâne ! D’autres qui se grattent l’entrejambe ! Certains sifflent ! La plupart s’interpellent ! J’en aperçois qui chantent ! Un certain nombre allument des cigarettes ! Bref, c’est la sortie de la caserne, un soir de « quartier libre ».