Выбрать главу

San-Antonio

En peignant la girafe

CHAPITRE PREMIER

— Mesdames, Messieurs, le primate que vous voyez ici, contrairement aux apparences, n'est pas un singe. Un singe parle-t-il ? Non, Mesdames, Messieurs. Or, cet être étrange parle. Et nous allons vous en donner une preuve formelle sur-le-champ. Voyons, dis-je en me tournant vers l'individu hirsute assis au milieu de la piste, dites quelques paroles à notre cher public.

La chose énorme, barbue, maflue, longuement chevelue sur la nuque tandis qu'au contraire le sommet du crâne se dénude ; la chose aux yeux sanguinolents, aux lèvres épaisses, aux dents cariées ou remplacées ; la chose aux muscles puissants, au ventre énorme, à la paupière lourde ; la chose redresse la tête et dit :

— Y a un drôle de populo aujourd'hui !

Quoique étant d'une simplicité gidienne, la phrase, inexplicablement, déchaîne une tempète d'applaudissements. Le monstre lève alors sa lourde main aux francforts couvertes de poils frisés.

— Ça boume, les gars ! déclare-t~il. Pas de manifestations sur la voie Publique ! Oubliez pas qu'on est au beau milieu de la place et que si qu'on enlèverait le chapiteau vous aspergez les étoiles !

Re-tonnerre d'applaudissements.

— C'est pourtant vrai, qu'il cause ! remarque une dame assise dans les mezzanines (elle est d'origine italienne).

J'enchaîne :

— Parfaitement, madame, cet individu parle comme tout un chacun. Il pense, il sait compter ! Voulez-vous la preuve ?

Je me penche sur le monstre.

— Combien font 5 fois 6, gentleman ?

Les sourcils de l'individu se joignent. Son regard rouge vire au violet.

— 291 répond-il enfin.

— Ça fait 30 ! Vous n'êtes pas passé loin, gentleman.

— Et la retenue à la base, mon pote ? objecte le primate Tu t'assoyes dessus ?

Rire de l'assistance.

— Vous pouvez constater, Mesdames Messieurs, que ce gentilhomme a en outre le sens de l'humour ! Conclusion : c'est bien un homme.

— Si qu'une bergère aurait des doutes sur ce point, déclare le monstre, elle a qu'à venir me voir dans ma roulotte après le spectac' et j'y sors ma tierce à cœur sans la faire payer !

Applaudissements véhéments. Je les jugule de mes deux bras levés dans la position du « Je-vous-ai-compris ».

— Ladies and gentlemen, continué-je, si j'attire votre attention sur le fait que l'individu ici présent est bel et bien un homme normalement constitué, c'est que — vous l'allez voir — son comportement, plus que son apparence, pourrait faire douter de la chose ! Cet homme s'appelle Béru. Il est âgé d'une quarantaine d'années et ses parents étaient des gens rigoureusement normaux. Son père était garde champêtre, sa mère garde-barrière, sa sœur aînée est garde-malade, son plus jeune frère est garde-côte et lui, Mesdames Messieurs, il est garde-manger ! Pour la première fois dans votre ville, vous allez assister à un numéro de boulimie absolument unique au monde. En effet, monsieur Béru, ici présent, est capable d'absorber n'importe quoi sauf des métaux. Et quand je dis sauf les métaux, je fais une exception pour le mercure qui constitue avec le beaujolais la boisson favorite de ce phénomène. Le mercure est pour lui une véritable friandise et il croque tous les dimanches une dizaine de thermomètres pour se mettre en appétit.

« C'est lui qui détient le record d'Europe de boulimie toutes catégories dans la position assise, depuis qu'il a ingurgité au même repas : trente-deux douzaines d'huîtres avec leurs coquilles, deux parapluies de femme, un chapeau de curé, un disque de Jean-Claude Pascal, un dictionnaire Larousse, des lunettes d'aviateur, une brouettée de fumier, un pneu de tracteur, deux cierges de premier communiant, six rats crevés, trois pots de chrysanthèmes et la photographie de Brigitte Bardot !

Je reprends souffle tandis que le public se déchaîne. Modeste, le Gros fait un petit salut à la ronde.

Je me racle le gosier.

— Les personnes qui veulent proposer au phénomène des objets à consommer sont priées de descendre sur la piste. Monsieur Béru a faim, Mesdames Messieurs, car il n'a pas mangé depuis vingt minutes ! C'est dire que vos offrandes seront les bienvenues.

— Qu'est-ce que c'est ? m'informé-je en examinant l'objet.

— Un chaudelet, répond l'intéressé.

Je ne suis pas plus avancé, bien qu'on me trouve généralement très avancé pour mon âge.

— Et qu'appelez-vous un chaudelet, cher Monsieur ?

— C'est une pâtisserie des Bourgoin.

Je ne vous ai pas encore dit que notre cirque donne la représentation de ce soir à Bourgoin (Isère) à mi-chemin entre Lyon et Grenoble, et que c'est la première fois que le Gros et moi-même affrontons le public.

Sa Majesté engloutit le chaudelet en deux happements. Les spectateurs applaudissent mollement, trouvant l'exploit d'autant plus modeste qu'ils l'accomplissent eux-mêmes dès leur plus jeune âge et par plaisir.

— Bagatelle que cela ! dis-je. Allons, Mesdames, Messieurs, un peu d'imagination, please ! Le boulimique s'impatiente ! Si vous ne calmez pas son prodigieux appétit, il va se mettre à dévorer le grand mât et le chapiteau nous dégringolera sur la cafetière !

Un jeune homme s'approche en dénouant sa cravate. Sans un mot, il la tend au Vorace. Béru la crochette d'un geste avide.

— Chouette ! dit-il, elle est à rayures, c'est celles que je préfère !

Il la mange avec appétit tandis que sur les gradins, les spectateurs trépignent d'enthousiasme. Je file un coup de périscope discret en direction des coulisses. Par-delà les drapeaux, j'aperçois la forte stature de M. Barnaby, le directeur de l'établissement. Il porte un costar de flanelle blanche et un immense chapeau style cow-boy. Il a des favoris qui frisent, un grand nez plein de poils et il fume un cigare à peine plus petit que la colonne Vendôme. Cette soirée est un test. Si notre numéro marche, il nous garde. Si ça boude, on a droit à ses salutations distinguées. C'est pourquoi le Gravos doit mettre tout le pacson pour nous faire agréer.

Afin de faire passer la cravate, il écluse un pot de beaujolpif sous les ovations du public.

— Voilà qui s'appelle s'envoyer un petit coup derrière la cravate ! lancé-je, espiègle comme tout !

Un zig un peu beurré sur les bords s'annonce avec sa casquette. Béru examine le couvre-chef.

— Elle m'a l'air grasse à point, fait-il.

Et il y mord à belles dents ; ce qui est façon de parler vu que son clavier universel ressemble plus à un vieux pneu hors usage qu'à un collier de perles fines !

Je le stoppe à la deuxième bouchée :

— Merci, gentleman ! fais-je, la démonstration est éclatante.

— Je veux finir la visière ! proteste Béru, J'adore le craquant !

Maintenant le populo se presse avec des trucs insensés. Un petit vieux apporte sa canne ; une dame, la photographie de sa belle-mère ; un enfant tend le programme de la soirée et il y a une vieille Anglaise fourvoyée ici qui, apitoyée, remet au gros une tranche de pudding de sa fabrication. Stoïque, l'Enorme absorbe tout : le pudding, la canne, la photo, le programme. Il mange en outre une semelle de soulier ; une feuille d'impôt, une selle de vélo, un crapaud vivant, huit sous-tasse ; un os de gigot, vingt-huit caramels mous, un paquet de coton hydrophile, un exemplaire de « Maison et Jardin », un bouquet d'œillets, un soutien-gorge vide, une corne à chaussure, une autre de chef de gare, une carte Michelin de la région Rhône-Alpes, une chaussette de laine tricotée main, deux boucles de ceinture, une paire de bretelles, l'almanach du Père Benoit, un raccord de pompe à bicyclette, un jeu de tarots, un pilon de poulet, un pilon d’unijambiste, seize timbres de quittance oblitérés, les œuvres complètes de Jean Cocteau, un reste de gratin dauphinois, un écureuil empaillé, une boîte d'onguent gris, un paquet de gris ordinaire un paquet de grigris, une boîte d'amulettes une ogive de fusée, un cadran solaire, un pot-pourri, un cas de conscience, une note diplomatique, quinze appels au secours, l'escalier de service, la Paix des braves, deux rayons de soleil et un sous-entendu.