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Le voilà maintenant qui me fonce droit sur les endosses. Je voudrais dégainer l'ami « Tu-Tues », mais il est difficile d'exécuter un saut en arrière de trois mètres tout en défouraillant. La Lancia bombe à toute vibure sous mon naze consterné. Se faire flouer de cette façon, c'est pas digne d'un superman de mon acabit, vous admettez ! Furax, je galope encore dans cette nouvelle direction. Ce que je vois, tout en m'essoufflant, relève du prodige. Au milieu de la chaussée, il y a le Gros Béru, bien campé sur ses cannes. L'auto fonce sur lui, klaxonne, mugi. Je me demande si Son Atrophie Cervicale pense bloquer de la main une Lancia lancée à folle allure ?

Mais non : il a quelque chose à la main, un objet peu volumineux qu'il lance à toute volée dans le pare-brise de l'auto. La vitre n'insiste pas et se met à faire des petits. Béru a plongé en avant pour éviter la tire. Celle-ci tangue dangereusement et va emplâtrer la roulotte des tigres, la défonçant entièrement.

Les matous, un peu ahuris, mais ravis de l'aubaine, décident puisque c'est dimanche, d'aller visiter Turin et ses environs. Si vous matiez ce zoo en liberté, ça vaut le voyage !

Quinze tigres, tous plus du Bengale les uns que les autres, en liberté, c'est un spectacle qu'on n'oublie pas de sitôt (comme dirait un joueur de cithare). Ils se barrent dans toutes les directions, provoquant la plus magistrale panique qu'on puisse rêver. Les garçons d'écurie grimpent sur les roulottes. Des flics qui enquêtaient se collent à plat ventre sous les mêmes roulottes (ils ne sont point assez lestes pour se payer l'impériale). Béru se redresse avec le bout du pif écorché. Il ressemble à Gnafron, ce personnage du Guignol lyonnais. Le pauvre biquet ne parlait déjà pas très bien français, voilà qu'il parle mal français-du-nez à c't'heure, mes pauvres guêpes !

— N'as vu tette séance ? exulte-t-il. C'est la providente qu'a placé te gros écrou sur mon chemin.

— T'as des levées d'écrou plutôt tapageuses, fais-je.

Je lui montre les gros minets en cavale.

— C'est pas en leur achetant du mou et en _leur faisant « Mffnmff » qu'on les ramènera.

Le Gros hausse les épaules.

— Je suis pas fâché de les tavoir z'en liberté, assure-t-il. J'ai horreur des n'animaux en cage.

— Ce serait des canaris, je ne te dirais pas le contraire, mais avec ce genre de bestiaux, faut s'attendre à des incidents.

Tout en échangeant ces aimables propos, nous nous sommes approchés de la Lancia. Maintenant elle ressemble à des tas de trucs, mais surtout pas à une Lancia. l'avant est ratatiné et les roues se croisent les bras. Ça gigote à l'intérieur. Je parviens à ouvrir une portière ; à retirer des décombres un petit bonhomme d'une cinquantaine d'années, ridé comme un accordéon. Il a le volant autour du cou, ce qui fait plus habillé pour aller dans le monde, et la tige de direction dans la poitrine, ce qui gêne pour rigoler. Malgré ce léger handicap je ne juge pas ses jours en danger. Il n'a même pas perdu connaissance. Néanmoins il ne parait pas apte à venir bavarder autour d'une tasse de thé, comme dit la baronne.

Un moment plus tard, douze voitures de pompiers, seize cars de police et une ambulance sont sur les lieux. Les matuches aident les pompiers morts de trouille à chercher les tigres et l'ambulance vient chercher le voleur de Lancia. Un gars qui fait plus de bruit que l'affaire et les usines Peugeot réunies, c'est Barnaby, le taulier ! Ses deux matinées sont fichues, et probablement sa soirée aussi on n'est pas parvenu à récupérer les miaous. La préfecture de police a ordonné comme mesures d'urgence, la fermeture de tous les lieux publics et l'interdiction de tous rassemblements de plus d'une personne, tant que les quinze tigres n'auront pas réintégré leur niche.

— On dira ce que tu voudras, fait Béru, mais c'est un cirque où qu'y a du spectac !

Il est satisfait, le Gravos. Les matinées annulées, ça l'arrange, il va avoir le temps de récupérer un peu. Moi je fais le bilan de la situation. Depuis notre arrivée à Torino, il s'en est passé des choses. L'assassinat du chauffeur et celui de sa gente patronne, celui des Grado's. Le vol du Raphaël, le vol de la Lancia, et la fugue des tigres. Tout cela en quelque vingt-quatre plombes, faut être raisonnable, les gars, et pas me reprocher mon immobilisme. D'accord, je n'y vois pas plus clair dans tout ça qu'une taupe enfermée dans la chambre noire d'un photographe par une nuit sans lune. Mais j'ai du bred on the planche.

Je conseille à Sa Grosseur de se reposer, et je fonce à l'hôpital Cinsanobianco (de renommée mondiale) pour voir comment ça se passe avec le voleur de Lancia-défonceur-de-cage-à-tigres !

J'ai l'heureuse surprise de découvrir Fernaybranca au chevet du blessé.

— Tiens ! Tiens ! fait-il en italien. Comme on se rencontre ! Ce monsieur vous intéresse donc ?

— Oun poco, mon neveu ! Vous aussi ?

— J'ai tenu à le voir et à l'entendre, c'est une vieille connaissance.

— Vraiment ?

— Alberto Rizotto, vous pensez… Un voleur de voitures chevronné.

La déception me noue la glotte. J'espérais beaucoup et voilà que je tombe sur un misérable piqueur de bagnoles.

Je prends mon collègue à part.

— Vous êtes certain que ce type est une demi-portion ?

— Tout ce qu'il y a de certain. Il vole les autos pour les déshabiller : il prend les roues, les volants, les housses… Un gagne-petit. Et il fourgue ça à des marchands de pièces détachées.

— Vous permettez que je l'interroge ?

— Faites !

Je m'approche du lit. Rizotto a le souffle court.

— Pour le compte de qui êtes-vous venu voler cette automobile ? je questionne en plongeant dans ses yeux agrandis par la souffrance, le vil éclat des miens.

— Mais pour personne. Je voulais juste faire une petite promenade.

Je me tourne vers Fernaybranca.

— Il a l'habitude de prendre les flics pour des navets ?

Mon collègue n'est pas mécontent et me décoche une petite mimique sarcastique. Moi je me penche un peu plus sur le blessé.

— Ecoutez, mon vieux, fais-je d'un ton tellement tranchant qu'il me coupe les lèvres. Je suis un personnage important de la police française, sans vouloir me donner des mitaines. Si vous ne répondez pas immédiatement, je dépose une plainte contre vous pour tentative de meurtre, car vous avez cherché à m'écraser !

Il verdit, comme le compositeur du même nom.

— Moi, signor ! J'ai tout fait pour vous éviter au contraire !

— Il faudra convaincre les juges. Ce sera votre parole contre la mienne, et, si j'en crois votre réputation, elle n'a pas plus de valeur qu'une feuille de papier hygiénique utilisée, votre parole, mon vieux !

Il regarde Fernaybranca. Mon collègue détourne les yeux.

— J'attends, fais-je. Ma plainte déposée, je ferai le nécessaire afin que les Affaires Etrangères de mon pays fassent ce qu'il faut pour activer les choses ! Vous ne sortirez de cet hôpital que pour aller au trou !

Il se passe une langue plus chargée qu'un wagon de marchandises sur les lèvres.