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Un triomphe, mes amis ! Du délire ! Jamais Sarah Bernhardt, jamais Elvis Presley, jamais Manolete pas plus que Robinson ou les Springboks, n'ont connu succès semblable. Le Gravos est en état de grâce comme disent les Monégasques (et quand il est avec sa Berthe il est en état de grasse). Si on ne l'arrête pas il va bouffer le cirque, Bourgoin, le département de l'Isère tout entier ! Il est capable sur sa lancée, de bouffer l'Univers, puis de se dévorer lui-même dans un rush terrifiant Oui, ce soir, Béru, c'est quelque chose comme la fin du monde, en plus prodigieux ! A côté de lui, la bombe H ressemble à un tout petit pet de lapin timide. Il nous transporte d'une sombre allégresse, notre Béru. Il entraine dans son sillage boulimiesque (le mot n'existait pas encore, je viens de l'inventer) la vaillante population bergusienne. C'est une apothéose indescriptible qu'il s'arrête tandis que les musicos de l'orchestre, gagnés par le délire, se mettent à jouer la Marseillaise. Béru, un peu ballonné, salue largement. Il envoie des baisers aux dames et des risettes aux petites filles. Il a le geste ample, la trogne en soleil d'Austerlitz (un de ses grands-pères fut porteur à cette gare).

Nous avons gagné ce soir, les gars ! Je le comprends au sourire large comme une portion de potiron de M. Barnaby.

Lorsque nous quittons la piste, le directeur se jette sur nous et malaxe les triceps du Gros avec une rare ferveur.

— Sang dou diable ! s'écrie-t-il, voilà lé nouméro qu'il esté lé plous straordinaire qué zé né zamais vou !

Car M. Barnaby, malgré son nom à consonance british, est d'origine transalpine (de cheval).

Il nous drive vite fait jusqu'à sa roulotte grand luxe pour le champ de la Victory. Cette roulotte, faut que je le précise, c'est Versailles sur roulettes, mes frères. L'intérieur est en marbre ce qui est un cas rare. Il y a le chauffage central à thermostat, l'air conditionné inconditionnellement, une salle de bains avec piscine orientale en guise de baignoire, un living-room de seize mètres sur douze, une chambre à coucher tendue de velours frappé (aussi frappé que le champagne), une cuisine à côté de laquelle celle de Raymond Olivier ressemblerait à un réchaud de camping, et un hall plein d'armures et de peaux de tigres.

Dans son langage monté sur roulement à billes, Barnaby nous exprime sa satisfaction. Béru reçoit les compliments avec sa modestie proverbiale. Mme Barnaby, l'épouse tout ce qu'il y a de légitime du Big Boss, est enthousiasmée par l'exploit de mon héros et le convoite d'un œil gélatineux. C'est une belle poupée blonde d'environ une tonne et demi qui a le visage aussi expressif qu'un chaudron plein de compote de pomme. Elle est maquillée en bleu, vert, rose et rouge et fardée avec une truelle. Les diams qu'elle trimbale assureraient l'équilibre du budget pour douze ans. Ses boucles d'oreilles ressemblent à un lustre du salon d'apparat de l'Hôtel de Ville of Paris. Ses bracelets sont si lourds qu'elle est dans l'impossibilité de tendre la main sans le secours d'un trépied de fusil-mitrailleur ; quant à son collier, il ressemble à une chaîne d'arpenteur en or massif qu'elle se serait entortillée autour du goitre !

— Vous z'auriez pas un chouïa de bicarbonate ? lui demande Béru, toujours près au flirt.

Barnaby tique légèrement.

— Ma qué ! votré nouméro vous a fatiguate ? s'inquiète notre vénérable patron.

— Oh ! pas le moins du monde, proteste L’Enflure. Seulement y a une vieille Anglaise qui m'a ramené une tranche de pudinge pas croyable. Moi, pour tout vous dire, la cuisine britiche, j'aurais tendance à la carrer dans les toilettes sans la bouffer, en plus le pudinge c'est de l'horreur malaxée avec de la m… Le sien, j'ai idée qu'en plus il était moisi. Brèfle, il me tarabuste l'estomac.

Le Gros s'enfile une big porcif de bicarbonate. Ayant ingurgité le médicament, il déclare que ça gaze et nous le prouve. Puis-il s'attelle au champagne.

— Si vous auriez un petit biscuit à la traine, fait-il à madame Barnaby, je suis preneur !

Cette requête rassure pleinement le directeur. Il nous parle affaires séance tenante. Nous sommes engagés moyennant le confortable cacheton de cent mille balles par représentation. Moi, en plus de mon turbin de présentateur, je devrai peigner la girafe et passer les défenses d'éléphant au Miror pendant les digestions du Gros. Ayant toujours entretenu d'excellentes relations avec les girafes de ma connaissance et aimant l'ivoire, je souscris de bon cœur à ces obligations. Un futur doré comme la robe de lamé de Mme Barnaby se prépare.

Comme nous choquons nos coupes, on toque à la porte capitonnée. Le maître d'hôtel vient nous annoncer qu'un journaliste demande une interview. C'est bon signe. Barnaby rit comme une tomate éclatée.

— Ma fète-lé entrate tout dé souite !

Radine alors un beau gosse aux yeux de velours qui n'est autre que mon ami Marc Perry, du Dauphiné libéré. Un vieux copain à moi qui me connaît comme le houblon.

— Eh bien, alors, pour une surprise ! s'exclame-t-il avec sa faconde habituelle. Quand je t'ai reconnu sur la piste, mon Rolleiflex en a eu le hoquet !

Je lui virgule un regard si expressif qu'il a un éblouissement.

— Vieux Marc ! fais-je en lui sautant au cou.

Tout en l'étreignant je lui gazouille dans les étagères à mégots :

— Pas un mot sur ma qualité de flic, je t'expliquerai !

Perry, c'est un type qui a du self-contrôle à ne plus savoir où le mettre. Il reste aussi impassible qu'un filet de merlan dans un bloc de glace.

— Vous vous connaissate ? s'étonne Barnaby.

— Nous sommes pays, expliqué-je.

Le Marc serre les louches à la ronde et déclare :

— Votre numéro est drôlement au point, les gars ! Les Etats-Unis vont vous ouvrir toutes grandes leurs portes !

— Hé ! Madré de Dio, pas tout dé souite ! proteste Barnaby. Qué zé ouna tournate européenne à faire avé cé messieurs : Italia del norte, Suisse, Germania, Belgiqua, Hollanda.

Nous éclusons deux boutanches de Pommery. Marc qui a toujours un doigt sur le déclencheur de son appareil photographique prend quelques photos du Gros dans l'intimité.

Ensuite de quoi nous quittons nos chers directeurs pour rallier notre roulotte personnelle. La représentation touche à sa faim (comme dirait Béru) et l'orchestre joue « Oui, oui, je sais bien que tu me l'as dit », marche américaine à deux temps, avec auriculaire remplacé.

Une fois dans notre gentilhommière à pneus, Marc Perry s'adosse à la lourde.

— Eh ben, mon cochon, murmure-t-il, j'espère que tu vas me raconter ton histoire en long, en large et en travers, hein ?

Je me laisse tomber dans un fauteuil, les bras traînant sur le tapis comme des rames abandonnées (belle image non ?). Le Gros, quant à lui, pose son pantalon en peau de panthère et son veston en peau d'ours.

— Ecoute, mon petit Marc, fais-je. Je vais t'affranchir parce que tu es un copain. Mais si tu as le malheur d'écrire un quart de tiers de virgule sur cette histoire avant que je te donne le feu vert, je te fais manger ton stylo et ton journal, pigé ?

Marc passe sa main dans ses cheveux ondulés et hausse les épaules.

— Pas besoin de menaces, fait-il, il suffit de faire appel à mon amitié.

— Thank you very much, vieux frère.

Je tire une bouteille de scotch de sous mon canapé.