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— Vous n’en avez pas le droit. Si vous m’empêchez de sortir, je me plaindrai.

— À qui ? le défia-t-elle.

— Aux gendarmes.

— Très bien, on va leur téléphoner tout de suite dans ce cas. Je vais leur signaler que j’ai trouvé un petit garçon, qu’il ne veut dire ni son nom ni où il habite, que je suppose qu’il est en fugue. Ils viendront te chercher et sauront bien te faire parler eux.

Elle claqua la porte, traversa le living pour fermer à clé celle qui communiquait avec la grange puis celle donnant directement à l’extérieur. Truc suivait ses allées et venues avec inquiétude. Il détestait que l’on élève la voix. Elle s’assit près du téléphone, prit l’annuaire du Doubs. La gendarmerie se trouvait à Mouthe. Elle nota le numéro sur un papier, referma l’annuaire. Relevant les yeux elle l’aperçut à la porte de la cuisine qu’il avait ouverte en silence. Il paraissait attendre tranquillement.

— Est-ce que tu es décidé à partir ?

— Si vous téléphonez, oui. Ils viendront et diront que vous les avez dérangés pour rien.

Elle fut prise de panique. Les gendarmes furieux pouvaient rencontrer Michel ou Bouvet. Ils épilogueraient, concluraient qu’elle ne supportait pas la solitude, avertiraient peut-être son mari. Guy ne lui pardonnerait pas d’avoir créé cette agitation. Il détestait le scandale, se faire remarquer.

— Je ne vois pas comment tu pourrais sortir, dit-elle. Tout est fermé.

— Oh ! Je sortirai, dit-il.

Il ouvrit sa cape et elle vit qu’il tenait un couteau à découper dans la main. La lame vers le haut, légèrement oblique et non maladroitement comme elle aurait pu le faire elle. Elle frissonna sur tout le corps.

— Veux-tu aller remettre ce couteau en place ?

— Est-ce que vous allez téléphoner ? Dans ce cas il faudra m’ouvrir la porte sinon je tue votre chien.

Glacée d’horreur, elle fut certaine qu’il le ferait. Truc, assis sur son arrière-train, tournait la tête tantôt vers elle, tantôt vers lui, sans méfiance. Si elle lui ordonnait de sauter sur le gamin il ne comprendrait pas, n’obéirait pas. De plus elle n’y songeait pas sérieusement.

— Tu peux sortir, dit-elle. Les clés sont encore sur les portes. Va-t’en et ne reviens jamais. Jamais, tu m’entends ?

Puis elle cessa de le regarder, se renversa en arrière, la nuque sur le dossier, les yeux fermés. Elle entendit un bruit de pas, pensa qu’il s’approchait pour l’égorger. Elle eut un faible sourire. Comme il serait étrange de mourir de la main de ce gosse. Personne ne comprendrait rien au crime. Il pourrait disparaître sans laisser de trace.

Puis il y eut un long silence et elle finit par ouvrir les yeux. Il n’était plus dans la pièce mais elle était certaine qu’il n’avait pas quitté la maison. Elle se levait lorsqu’il parut, habillé à nouveau comme Antoine.

— Maintenant, dit-il, on peut allumer la télévision ?

Se transformait-il en bon petit garçon en enfilant les vêtements de son fils, abandonnant ses habits noirs de petit démon ? Quelle sottise, ce genre de réflexion !

— Si tu veux, dit-elle.

Elle ne savait plus que faire. Peut-être devrait-elle signaler à la gendarmerie la présence de cet enfant venu de nulle part. Mais c’était Guy qui pensait ainsi par son intermédiaire, pas elle. Charlotte, elle, aimait le flou, le vague, l’impondérable. Et si le mystère de Pierre Roso l’irritait parfois elle en subissait le charme équivoque, ne pouvait s’en cacher. Il avait surgi dans sa vie démolie comme projeté par son subconscient. Vêtu comme l’était son frère enfant, s’appelant Pierre comme avait failli se prénommer Antoine, farouche, secret comme elle l’était autrefois et comme elle l’était restée dans le fond d’elle-même. Mais le couteau ? Avait-elle souhaité qu’il s’empare d’un couteau pour en menacer la vie de Truc et indirectement la sienne ? Après la mort de son fils, elle avait souvent songé au suicide mais sans jamais ébaucher le moindre commencement d’exécution. Où avait-elle lu ou entendu qu’une femme s’était tranchée la gorge avec un rasoir à lame ? Faute de rasoir, avait-elle admis ce couteau si bien aiguisé qu’il pouvait découper n’importe quoi ?

Sans se détourner de l’écran de télévision, il lui demanda soudain :

— Tu sais faire la fondue ?

— Bien sûr. J’ai du comté, du vin blanc… C’est très facile. Tu veux qu’on en fasse une ce soir ? Eh bien, c’est d’accord. Je vais découper le fromage, préparer le pain.

Elle tailla de fines lamelles de fromage avec un épluche-légumes, plongée dans ses pensées, fut effarée du tas énorme. Jamais ils ne mangeraient tout ça, Pierre et elle.

Lorsque tout fut prêt, elle installa le réchaud sur une table basse non loin de la télévision, apporta le poêlon, la corbeille de pain rassis. La première elle piqua sa longue fourchette dans la crème bouillante, souffla sur le pain enrobé de fromage avant de le porter à sa bouche. Il suivait tous ses gestes, l’imitait. C’était comme un reflet fidèle.

— Tu trouves ça bon ?

— Oui… C’est chaud mais c’est bon.

Peu à peu leur rythme se précipita, comme un jeu. C’était à celui qui piquait son pain le plus vite possible au bout de la fourchette, la faisait tourner dans la fondue et l’avalait.

— Ah ! dit-elle, un gage ! Tu as laissé tomber ton morceau de pain. Celui qui fait ça doit payer une bouteille. Mais pour ta peine tu vas aller me chercher la bouteille de vin blanc sur la table et un verre.

Il obéit, revint tout de suite. Mais à son tour elle laissa du pain dans le poêlon.

— Un gage ! fit-il avec excitation.

— Tu as raison. Dis ce que je dois faire.

L’enfant parut réfléchir puis soudain son regard tomba sur Truc allongé près d’eux.

— Je veux que tu mettes le chien à la porte.

D’un seul coup tout s’écroulait. La joie s’éteignit. Et lui la regardait avec le même sourire ravi. Sa méfiance envers Truc était une logique effrayante, d’une continuité entêtée qui ne laissait aucun espoir d’amélioration.

— Bien, dit-elle. J’ai perdu il faut que je paie. Truc, allons lève-toi et suis-moi.

Elle se dirigeait vers la porte de la grange.

— Ah ! non, dit le gosse, dehors. Pas dans la grange.

— Écoute, dit-elle, il fait froid. Truc n’est pas habitué à passer la nuit dehors.

— Tu triches, dit-il.

— Non je ne triche pas. Et puis un gage ne doit pas mettre en cause un autre être que moi. Il serait injuste que Truc soit pénalisé par ma faute.

— Ce n’est pas un être, dit-il, mais un chien.

Charlotte ouvrit la porte de la grange et Truc sortit la tête basse, ne comprenant certainement pas. Pierre se leva et alla se planter devant la télévision.

— Hé ! fit-elle d’une voix tremblante, il reste encore de la fondue.

— Je n’ai plus faim.

— Tant pis pour toi. Je vais la finir.

Mais elle ne put avaler plus de trois morceaux de pain, se versa du vin blanc à plusieurs reprises. Elle finit par souffler sur la flamme du petit réchaud, emporta le plateau à la cuisine.

— Est-ce que tu veux un fruit ?

— Je n’ai plus faim, dit-il sèchement.

Elle désespérait lui faire comprendre que Truc était un brave chien affectueux qu’elle ne pouvait maltraiter. Il devait être jaloux. Exclusif plutôt.

Un peu plus tard il la rejoignit dans la cuisine, but deux verres d’eau fraîche.

— C’est tout con la télé, dit-il. Je veux aller me coucher. Où c’est mon lit ?

— Je vais te montrer ta chambre.

— Celle de votre fils ?

Non, pas celle-là. Personne n’y avait jamais plus couché depuis qu’Antoine n’était plus. Et ce n’était pas ce gosse insolent, mal élevé et douteux qui allait mettre un terme à cet état de choses.