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Au moment où les moteurs des yachts, hydroglisseurs et canots se mirent à vrombir, je fus envahi d’un sentiment de fierté: malgré une nouvelle hausse du prix de pétrole, j’étais escorté par près de deux mille chevaux. J’aurais aimé savoir si Alexandre le Grand ou Napoléon avaient été inhumés, suivis par un cortège de deux mille poulains.

Comme d’habitude, le Capitaine Carcasse eut toutes les peines du monde à faire démarrer son épave, et il s’en fallut de peu qu’il ne heurte deux bateaux dont les propriétaires apprenaient à naviguer. Finalement, toute cette cohue s’apaisa, et la flottille, dans un sifflement solennel, se dirigea vers le phare, à la sortie de la crique, où mes amis et les sujets de la République baisemouchiste d’Ouf allaient éparpiller mes cendres.

Une simple poignée de cendres, voilà tout ce qu’il restait de ce corps juvénile qui m’avait servi d’enveloppe terrestre près d’un demi-siècle, une piteuse poignée de cendres qui renfermait non seulement mon cœur toujours fébrile et le cerveau inventeur du mémorable titre d’un livre jamais écrit – La Mort , sa vie, son œuvre -, mais aussi le drap blanc dans lequel on m’avait enveloppé pour la crémation.

L’instant était plus qu’émouvant. J’ondulais dans un zéphyr agréable, au-dessus de l’antenne en panne du Capitaine Carcasse, heureux que tout se déroule selon les instructions de mon testament. Lentement, nous nous éloignâmes de la rive et des badauds qui faisaient crépiter leurs appareils photo. En première position avançait la barque de Willi le Long qui, craignant l’eau, serrait mon urne entre ses genoux, en tête du peloton funèbre, devant l’arche du Capitaine Carcasse, le yacht de Napo, les hydroglisseurs et deux douzaines de canoës, de kayaks et de canots gonflables pour enfants. Le son du clocher de la chapelle s’estompa peu à peu pour s’éteindre enfin dans le vrombissement des moteurs et le clapotis de l’eau.

Nous nous arrêtâmes tout près du phare qui, à compter de ce jour, devait porter un nom retentissant: Chez Petit Loup. J’étais reconnaissant à Napo d’avoir proposé ce nom, car cela faisait penser à l’enseigne d’une bonne auberge. Le Capitaine Carcasse souffla dans la corne de son bateau, et tous s’immobilisèrent au garde-à-vous, tous, sauf Willi, qui ne voulait pas s’exposer au risque de tomber avec l’urne dans la mer.

Je lui savais gré de sa prudence.

Dans le silence qui s’installa, seul un petit vent doux s’amusait à soulever les jupes des femmes, dont l’une me sauta aux yeux. Elle était toute blanche, de soie grège, et elle découvrait plus qu’elle ne couvrait les splendides cuisses de la jeune rousse sujette à de fréquents évanouissements.

Si j’avais pu soupirer dans l’autre monde et sous ma forme astrale, j’aurais poussé un long soupir amer: je finis par reconnaître dans la rouquine la petite Suzanne de New York qui, l’année passée, m’avait promis solennellement de se débarrasser cet été de son lourd fardeau de pucelle en recourant à mes services. Las! mon maudit destin en avait décidé autrement. Impuissant, du haut de mon poste d'observation, je remarquai déjà les yeux avides du Capitaine Carcasse en train de suivre à la dérobée les battements de la jupe de Suzanne.

Sur ce, la majestueuse Alpha, aidée par les hommes, se hissa tant bien que mal sur le pont du baisodrome flottant de notre hôte. Où qu’elle se trouvât, Alpha accaparait le rôle de premier orateur, particulièrement à l’occasion de grands malheurs dont elle raffolait, tel un supporteur de football. J’attendais avec impatience qu’elle se mette à trompeter comme une éléphante à qui l’on aurait enlevé sa progéniture. Un jeune Corse dut la soutenir pendant qu’elle fouillait son sac à main à la recherche de son discours funèbre. À la fin, il fallut qu’elle se rende à l’évidence: au lieu du texte inspiré qu’elle avait gribouillé la nuit précédente, elle avait apporté aux funérailles sa note d’hôtel. Celle-ci, plus que salée, imprima à son visage un air d’une plus grande tristesse encore.

«Mes amis! tonna-t-elle enfin d’une voix qu’elle avait bien rodée lors de nombreux enterrements. Voici la dernière sortie de l’un de nos meilleurs loups de mer, le voyage ultime de notre cher Louveteau! Il n’y a pas de mot, que ce soit en français, en alsacien ou en corse, pour décrire notre terrible perte, notre chagrin à nous toutes, que l’on ait eu ou pas la chance de goûter au lit du cher défunt.

– Hélas! glissa Sandrine à l’oreille de Prosper, dont les épaules tremblaient d’un fou rire difficile à contenir.

– Mieux valait ne pas y avoir goûté, murmura Inès à son fiancé Boris, qui, de stupéfaction, avait arrêté de cligner de ses yeux d’oiseau.

– Nous sommes tous des héros de patience devant l’indifférence cruelle de la vie, poursuivit Alpha, mais notre défunt était le héros des héros!…»

Là, elle s’interrompit, momentanément gênée. La coutume de son Alsace voulait que l’on dise: «Que la terre lui soit douce!» Au lieu de cela, Alpha s’écria:

«Que l’eau salée lui soit douce!»

Se mordant les lèvres, Sandrine et Prosper se retenaient de pouffer de rire. En même temps, sur un signe du Capitaine Carcasse, les sirènes de tous les bateaux retentirent en chœur.

Après avoir dévissé le couvercle de mon urne, se penchant par-dessus bord, Willi le Long faillit une nouvelle fois basculer dans la mer. Mes cendres coulèrent immédiatement, comme si l’eau se vengeait de mon mépris pour elle du temps de mon vivant. Les jeunes femmes sanglotaient, et quelques hommes cherchaient un mouchoir dans leurs poches, surtout ceux auxquels le vent avait apporté un peu de mes cendres de héros dans les yeux.

J’étais fort content, j’étais au septième ciel.

La seule ombre au tableau était la main poilue du Capitaine Carcasse qui descendait le long du dos de Sandrine. Évidemment, la traîtresse ne protestait pas!… Ce fut la seule brève morsure de jalousie qui disparut en peu de temps, tout comme la cordelette couleur argent qui me liait à mon écorce terrestre.

Je leur criai:

«Bon vent, Capitaine! Courage, Cendrillon! L’amour n’est pas une peau de chagrin qui rétrécit à chaque désir comblé!…»

Et, dans mon berceau éternel, j’enfonçai tranquillement mon pouce dans ma bouche astrale.

IV. Sandrine. La monnaie de la pièce.

Comme je pouvais m’y attendre, malgré ses promesses, le père de mon enfant, que le sort ne m’avait pas destiné, ne se montra pas à l’aéroport de Figari. Après une nuit assurément agitée, cette loque devait encore traîner au lit.

Pendant que j’attendais un taxi pour me rendre toute seule jusqu’à son village d’Ouf, on me fit trois superbes propositions de rapides unions libres. Je les repoussai à contrecœur, car je trouvais assez réjouissante l’idée de me présenter devant Petit Loup et de lui rire au nez, prise dans les griffes de l’un de ces oiseaux de proie basanés. Je me sentais de mieux en mieux sur cette île où les hommes savaient redonner courage à une vieille fille qui, depuis quelque temps, grignotait sans appétit sa cinquième décennie.

Vu du dernier virage de la route caillouteuse, un ancien sentier muletier, son paradis sur terre, une étroite baie d’un bleu d’azur, rappelait sans ambiguïté aucune le vagin d’une femme, de tous les berceaux terrestres le plus petit et le plus sûr.