Mais, que diable! je savais nettoyer mon fumier!
À cette pensée, je frissonnai légèrement: derrière moi et Marie-Loup s’entassait une montagne de déchets amoureux de toutes sortes, ensevelissant ces deux éternels adolescents qui furent à l’origine d’un embouteillage monstre sur la place de l’Étoile, qui firent des dessins obscènes sur les plages de Deauville pendant les marées basses, qui montèrent des poneys dans le parc de Passy, qui sortirent promener mon tapis persan et qui imaginèrent encore tout un tas de folies inoubliables, en ce bon vieux temps où il nous était parfaitement égal d’être affamés ou rassasiés, pourvu que nous ne souffrions pas de soif.
Instigateur de ces refus juvéniles de l’ordre établi, Petit Loup m’incitait à faire des pieds de nez aux bonnes mœurs et au bon sens. «Écrasés par la botte des convenances, répétait-il souvent les yeux pleins d’une ardeur rebelle, nous finissons par craquer et nous nous reprochons d’agir comme des enfants. Quelle sottise! On oublie une vérité flagrante: descendants de l’enfant indestructible que nous étions jadis, nous restons ce gosse jusqu’à la fin de nos jours sans nous en rendre compte, peu importe notre âge ou notre statut social, que nous soyons mères, pères, arrière-grands-parents, savants, mendiants ou dignitaires. À vrai dire, le propre de notre espèce est de vieillir – oui, de mourir – oui, mais sans jamais cesser d’être un enfant!»
Notre dernière folie me faisait encore battre le cœur, cette image lointaine d’un gant jeté à la figure du sérieux, avant que ne commence à mourir en nous, irréversiblement, quelque chose que nous croyions immortel.
Deux adolescents quadragénaires en promenade sur l’avenue de Saxe, un tapis persan au bout d’une laisse de chien!
Il ne ménagea pas sa peine, parcourant tout Paris pour acheter la laisse la plus chère, et me l’offrir le jour de mon anniversaire: peau de lézard et boutons d’ivoire. Ce fut une folie qui surpassa toutes les précédentes, notre chien étant mort un an auparavant. Cependant, ce cadeau n’était pas du tout destiné à un compagnon à quatre pattes, mais bel et bien au petit persan que m’avait offert ma tante Germaine, après que je lui eus promis de ne jamais me marier à un demi-sang.
Ce sacré tapis ne pouvait rester tranquille plus de cinq minutes devant la cheminée, place d’honneur de l’appartement, où je lui avais ordonné de se coucher. Dès que nous le laissions seul à la maison plus d’une heure, il rampait sur la moquette par ses propres moyens. Souvent, il entreprenait de si sérieuses expéditions que nous le surprenions le soir dans l’antichambre, comme s’il avait eu l’intention d’emprunter l’ascenseur pour gagner la rue et fuir à jamais son esclavage.
«Tu as encore vagabondé, Libertin!» le réprimandait joyeusement Petit Loup, en le roulant pour le remettre devant la cheminée.
Il l’appelait Libertin à cause de sa soif de liberté.
«Je ne supporterai plus ce comportement! éclatai-je un soir. Tous les tapis se déplacent un peu, mais celui-ci se promène carrément!»
Marie-Loup tentait de me calmer:
«Essaie de te mettre à sa place. Imagine que quelqu’un te force à te coucher devant la cheminée, que tu te languisses en attendant ton maître du matin au soir.
– Ça me tuerait», dus-je reconnaître.
C’est là-dessus que se termina cette conversation durant laquelle, pour la mille et unième fois, s’étaient affrontées nos deux conceptions du monde, radicalement opposées: la mienne, cartésienne, qui repoussait avec horreur tout ce qui heurtait le bon sens, et la sienne, mi corse, mi-slave, qui se servait de la moindre chose pour se moquer de la réalité. Je me sentais peu à peu devenir sa victime et succomber à cette passion dangereuse qui derrière des images limpides cherche toujours d’autres significations, un secret que même la nature a oublié, la vie dans un objet inanimé ou la raison dans des corps dépourvus d’âme et d’esprit.
Le lendemain, jour de mon anniversaire, il apparut avec la fameuse laisse et, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde, il me proposa d’aller promener le vieux Libertin.
«Ce tapis, là? demandai-je d’une voix cassée.
– Pourquoi pas? Madame Pauchet du quatrième promène son Hector tous les jours que Dieu a faits.
– Mais Hector est un chien! me récriai-je.
– Et alors? répliqua-t-il, inflexible, attachant le collier aux franges du tapis de tante Germaine. Chacun promène ce qu’il peut. Si madame Pauchet n’a pas la moindre honte de son cabot bigle et baveux, pourquoi aurions-nous honte de notre Libertin au sang pur persan!»
Pendant que j’hésitais entre faire venir le SAMU et attendre que lui passe cette crise de démence, Petit Loup roula le tapis et me traîna jusqu’à l’ascenseur. Quand je repris mes esprits, nous étions déjà dehors, dans une allée verdoyante, au milieu de l’avenue de Saxe. Le soleil rasant hivernal m’éblouit et m’étourdit davantage, tandis que Petit Loup me faisait asseoir sur un banc et étendait le tapis à nos pieds.
«J’espère qu’on ne rencontrera pas des voisins», murmurai-je, pendant qu’il allumait ma cigarette.
À ce moment précis, comme si on lui avait donné rendez-vous, apparut madame Pauchet et, voyant la laisse de Libertin, elle faillit lâcher celle d’Hector.
«Belle journée, madame, bredouillai-je.
– Belle journée, mademoiselle, bredouilla madame Pauchet.
– C’est Libertin», lui expliqua Petit Loup.
Hector renifla Libertin.
«Sois gentil avec Hector, dit Petit Loup à Libertin.
– Manière originale d’aérer un tapis, dit madame Pauchet.
– Nous ne l’aérons pas, madame, la corrigea Petit Loup. Nous le promenons tout simplement, comme vous votre charmant petit Hector.»
Ahurie, madame Pauchet faillit s’étrangler.
«Vous promenez un tapis?
– Pourquoi pas? répondit Petit Loup d’un air innocent. Dans le pays de ma mère, la coutume veut que l’on promène les vrais tapis persans au moins une fois par mois, sinon ils risquent de devenir enragés comme des chiens afghans privés de promenade. Et, ceci dit, madame, chacun promène ce qu’il peut.»
Madame Pauchet interpréta ses derniers mots comme une pique adressée à son Hector, louche et baveux, qui était en train d’essayer de se soulager, sans savoir s’il fallait lever la patte gauche ou la droite.
«Ne me dites pas que vous avez sorti ce tapis pour qu’il fasse ses petits besoins! plaisanta madame Pauchet en fronçant les lèvres autour de son dentier.
– Notre Libertin ne pisse pas n’importe où comme certains, lui rétorqua sèchement Petit Loup, comme certains qui ne savent même pas s’ils doivent choisir la droite ou la gauche.»
Là-dessus, vexée à mort, madame Pauchet se hâta de nous quitter sans même nous saluer. Quant à moi, je pouvais une fois de plus compter une voisine de moins à qui emprunter une tasse de sucre.
J’essayai d’imaginer cet éternel adolescent tel qu’il était, il y a dix ans, sur les plages désertes des alentours de Deauville. Juste au moment où je ressuscitais le corps gracile de ce jeune homme bravant la fureur de la mer, sur mon visage tomba une ombre qui m’obligea à ouvrir les yeux.