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Il se tenait à deux pas de moi, un peu penché à droite, du côté de sa jambe plus courte, comme traînant un invisible fardeau, comme si, depuis notre séparation à Paris, il avait horriblement vieilli. Si je souffrais parfois dans mon sommeil d’apnées nocturnes qui me menaçaient d’étouffement, sa vie en état de veille était une véritable plongée en apnée, une descente de plus en plus périlleuse vers des abysses marins où lui seul savait quel trésor se cachait. En croisant son regard trouble avec le mien, il remua les lèvres sans prononcer une seule parole intelligible.

«Seigneur, chuchotai-je. Tu ressembles à la photo de ton défunt grand-père…»

Il poussa un soupir et s’affala dans un fauteuil. La bouche entrouverte, il happa péniblement quelques bouffées d’air comme s’il s’était enfui de son propre enterrement.

«J’ai rêvé que je rendais l’âme, gargouilla-t-il enfin.

– Encore ces rêves à répétition, dis-je. Prosper prétend que cette sorte de cauchemars rappelle immanquablement les symptômes de la schizophrénie. C’est l’apanage de ton enfance, associé à des troubles anxieux.

– J’ai rêvé qu’on m’inhumait», gémit-il.

Après les découvertes que je venais de faire dans sa poubelle, je n’éprouvai aucune envie de m’attendrir.

«Tu mérites de crever, fis-je aimablement.

– Ceux qui meurent en rêve vivent longtemps, dit-il en allumant une cigarette.

– J’espère qui tu seras l’exception qui confirme la règle, lui lançai-je, surtout si tu continues à fumer après ta congestion pulmonaire.»

Il fut pris soudain d’une quinte de toux, sans doute nerveuse, mais ne retira pas la cigarette de sa bouche.

«Tu es une vraie petite garce! lâcha-il dès qu’il eut retrouvé son souffle, profitant de ma stupeur pour s’emparer de mon verre de whisky. Comment peux-tu te conduire ainsi, espèce de sale garce!»

Le souvenir de l’aiguilleur du ciel me fit l’effet d’une douche froide.

«Mais de quoi parles-tu? bégayai-je.

– Il est question de ton attitude indécente lors de mon enterrement! s’écria-t-il, furieux, et il vida mon verre d’un seul trait. Dix minutes à peine après qu’on eut déversé mes cendres dans la mer, tu t’es acoquinée avec le Capitaine Carcasse! Au vu de tout le monde, au beau milieu du pont de commandement, tu lui as permis de te tripoter! Je parie qu’ensuite vous êtes allés dans sa cabine!

– Doux Jésus, fis-je, il est devenu complètement fou.

– Effectivement, ce n’est pas trop grave d’être mort, dit Petit Loup avec un sourire énigmatique. La mort n’est pas plus sérieuse que ce qui se passe ici-bas.»

Ce fut à mon tour d’exploser:

«Je vois qu’ici-bas tu ne t’es pas ennuyé!»

Il me raconta tous les détails de ses fiançailles tumultueuses avec sa «divinité estivale bicéphale», comme il appelait cette amourette de trois jours avec deux jeunes lesbiennes belges, se rengorgeant tel un paon de ne pas avoir perdu la main au seuil de sa cinquième décennie, durant son bref séjour dans le paradis de la polygamie.

Une femme d’honneur lui aurait brûlé la cervelle, mais ce vaurien avait une chance de cocu: je n’étais pas une femme d’honneur et, d’ailleurs, je n’avais aucune arme à feu. Il resta donc en vie, mais avec la charmante perspective de vivre une vieillesse pitoyable à mes côtés, condamné à ce que je le voie un jour, avec le soin dont il était coutumier, enlever sa perruque et son appareil auditif, pour les poser sur la table de nuit, auprès de sa prothèse dentaire.

Bien entendu, je lui rendis la monnaie de sa pièce. Je le mis au fait de toutes les péripéties de mon séjour avec Bruno en Asie Mineure. Brillamment, nous déchargeâmes notre cœur dans une confession mutuelle, et nous rendîmes réciproquement aussi malheureux qu’il était en notre pouvoir.

L’image d’un Bruno dévêtu séduisant le Turc de la loge fit rire Marie-Loup à se décrocher la mâchoire. Nous rîmes au-delà de toute mesure, dans la peur de nous taire et de nous retrouver sous la sinistre cloche du silence qui pendait au-dessus de nos têtes telle l’épée de Damoclès.

Il m’aida à déballer mes bagages dans la chambre d’ami, au fond de la maison, qui donnait sur une autre cour étouffant sous la vigne vierge. Il attendit sans broncher que j’aie fini de me doucher et de me changer pour que, finalement, nous nous précipitions dans le jardin de la paillote «Chez Napo», où nous attendait le rituel solennel d’admission d’une nouvelle sujette de la République baisemouchiste.

Prosper n’apparaissait toujours pas à l’horizon et nous étions tous deux désespérés qu’il soit absent, craignant fort de devoir passer en tête-à-tête le reste de la journée. Sans Prosper et sans ses rituels d’ordre nous nous sentions un peu mutilés, comme s’il manquait une tête à notre corps, et sur cette tête l’œil droit de Prosper, dont le regard perçait plus loin que nos deux paires d’yeux sains.

Petit Loup me présenta à la joyeuse confrérie non pas en tant qu’accoucheuse, mais en tant que doctoresse ès syphilis et sida, ce qui provoqua l’enthousiasme des autochtones.

«Est-il exact que la capitale est menacée d’une vraie épidémie de syphilis 2002? me demandèrent-ils. Le sida, on dit qu’on l’attrape si on se fait sodomiser. Nous, les Corses, on nous baisse le pantalon depuis belle lurette, d’abord les Toscans puis les Français, mais aucune trace de sida.»

Là, Napo, le patron de la paillote, le visage enluminé, trouva opportun d’intervenir:

«À l’aube des temps, expliqua-t-il, comme la Sardaigne, notre île était soudée à la Provence française. Depuis, nous nous éloignons peu à peu. Nous voilà à deux cents kilomètres de Nice. Si vous continuez à nous emmerder et si, de surcroît, l’un de vos préfets importe chez nous une maladie hexagonale, vous risquez fort de nous voir lever l’ancre avec nos cliques et nos claques.»

Le Capitaine Carcasse s’empressa d’interrompre le silence désagréable qui s’était installé.

«Est-il exact, demanda-t-il dans un sourire malicieux, que le sida ne se transmet pas uniquement par voie sexuelle, mais aussi par les larmes. Si c’est vrai, dans beaucoup de pays il risque de se transformer en pandémie.»

J’échangeai un regard avec ce vieux Don Juan, écumeur des mers, à côté de qui Petit Loup avait l’air d’un collégien, et je compris aussitôt pourquoi mon ex-amant m’avait fait toute cette scène au sujet de mon attitude indécente dans son rêve.

Bien qu’ayant déjà dépassé la soixantaine, le Capitaine savait encore se servir habilement de l’étincelle joyeuse et plutôt dangereuse nichée au fond de ses yeux bleu argent, qui me donnait de délicieux frissons dans le dos, comme à une midinette. Après m’avoir caressé d’un regard qui promettait beaucoup et n’engageait à rien, il baissa les paupières, comme il convenait à une putain mâle expérimentée, connaissant le prix que les femmes accordaient à la timidité des hommes. Je songeai que j’avais eu de la chance de ne pas l’avoir rencontré vingt ans plus tôt.

Autour de notre table, comme dans une ruche, grouillait une société bigarrée que Marie-Loup appelait «la confrérie des têtes fêlées»; on parlait avec excitation de la croisière du lendemain sur le bateau du Capitaine Carcasse.

Au point du jour, mise en route du moteur, s’il n'avait pas déjà éteint son gaz après avoir moisi durant une décennie au fond du port d’Ouf. Direction: une ferme d’oursins située dans une anse féerique près de la baie de Figari. Une journée entière de navigation, grande bouffe – fin de l’interdiction de la pêche aux oursins -, une nuit chez un certain Marco et retour des survivants sur cette même Arche de Noé, si tant est que cette dernière n’ait pas sombré sous le poids de ses marins pécheurs.