Выбрать главу

«Ah! les oursins, châtaignes de mer! s’extasiait le Capitaine Carcasse en renversant ses yeux bleus, les lèvres dans son verre de bière de châtaigne de terre. Les Grecs anciens les appelaient “œufs de serpent”. Cinq dents et cinq sexes… le nombre cinq, symbole des cinq sens et de l’harmonie! Cinq organes sexuels comestibles – il y a de quoi les envier!»

Admirative, je l’observai en cachette et songeai de nouveau que j’avais eu de la chance de ne pas l’avoir connu à vingt ans.

Le nom du bateau, «Arche de Noé», n’était nullement le fruit du hasard: c’était notre unique espoir de survivre au déluge de boissons qui menaçait de nous noyer. En outre, sur notre Arche, comme il se doit, on pourra trouver un spécimen de chaque espèce, une femme tigresse, une autre dinde, un homme renard, un autre coq ou âne, un membre du centre gauche, un militant du centre droit, un mouchard parisien, un mafioso varois ou italien, un Corse indépendantiste, et ainsi de suite de gauche à droite, dans le sens des aiguilles d’une montre.

Nous étions assis à l’ombre d’un grand arbre abritant du soleil une dizaine de nappes blanches, au bord de l’eau, à quelques mètres à peine de la jetée devant laquelle sommeillaient les canots. C’était le dernier coin d’Europe où on pouvait encore observer, de la paillote, des poissons nager dans la mer. Après avoir siroté un petit verre de cette liqueur de myrte qui servit à fêter mon arrivée, je commençai à me sentir chez moi dans ce patelin, comme si j’y étais née, et comme si je devais y laisser ma peau.

Parmi mes voisins, je ne connaissais qu’Inès, redevenue grosse, en pleine phase de boulimie, Alpha, évocatrice d’esprits, et l’imposant Willi le Long, qui bavait sur mon bras droit, le reniflant jusqu’au coude, afin de rendre jaloux Petit Loup. Son murmure humide sentait toujours les pastilles antibronchite.

«Si la dame enchanteresse… demain… largue…»

Petit Loup ne remarquait rien, car, telle une sangsue, il se collait à une petite rousse dont il aurait pu être le père, et sur laquelle il avait sans nul doute l’intention de tester les charmes de sa cinquième décennie. Entre deux gloussements, de leurs conciliabules je pus saisir les mots «la promesse de l’an dernier» et «trop tard, baby» en anglais. C’était suffisant pour comprendre que cet hiver quelqu’un avait devancé mon Casanova auprès de l’ex-pucelle.

Il me suffit d’une demi-heure à peine dans cette buvette paradisiaque pour conclure qu’ils étaient tous atteints de folie. Folie estivale, folie vacancière ou folie tout court? Des rescapés d’un monde où les rêves n’ont plus cours. Des esclaves de l’ordre social, miraculeusement délivrés de leur joug pour une petite quinzaine, cette nouvelle liberté leur montant à la tête et ébranlant leur terne routine quotidienne.

Le pire, dans cette histoire, était que je remarquais sur moi-même les premiers symptômes de cette maladie, de la même euphorie, comme si ma patiente, morte en couches l’année dernière, n’avait jamais hanté mes nuits.

C’est parce que la justice divine existe qu’enfin Prosper arriva.

V. Prosper. Un ordinateur ingrat.

En attendant quarante-deux minutes dans le port que les policiers, furieux après le dernier attentat à la voiture piégée, décident ce qu’ils allaient faire de Gertrude, ma conquête pragoise, un ennui mortel me fit relire trois fois de suite le contenu de ma carte d’identité et de mon permis de conduire. Grâce à quoi je pus rafraîchir quelques données me concernant, pâlies un peu dans ma mémoire.

Quelle honte de constater que ces informations meurent si facilement en nous, comme si la nature, se révoltant contre nos vérités établies, voulait nous protéger en nous envoyant au paradis des amibes amnésiques. Je décidai de résister par tous les moyens à la pression de cette nature despotique: ne pouvais-je me targuer d’être un vertébré supérieur!

Je m’appelais donc Prosper M. Breton, né le 25 juillet 1937 à Québec, d’un père français, Michel, et d’une mère québécoise, Odette Charles. Mes signes particuliers étaient une moustache et des accroche-cœurs roux, ainsi qu’un œil de verre, le gauche. J’étais docteur ès sciences et chercheur indépendant au C.N.R.S. À quarante-sept ans et onze semaines, j’avais toujours bon pied bon œil et ne souffrais que de quelques problèmes obsessionnels mineurs, rituels de lavage, de l’ordre et de la vérification. En somme, je souffrais de TOC, troubles obsessionnels compulsifs, qui pouvaient provenir d’une anomalie neurochimique dans l’échange de sérotonine au niveau de mes synapses.

Je me trouvais en vacances sur le littoral corse. Il faisait beau, bien que trop chaud à mon goût. Pour combattre la chaleur et les souillures, depuis le matin je me frictionnais la poitrine toutes les heures avec de l’alcool à 90°. Quant à mon anxiété, je l’apaisais avec 150 milligrammes de Sertraline et 80 milligrammes de Fluoxétine par jour. Le thermomètre de la voiture indiquait 39° Celsius, l’altimètre deux mètres au-dessus du niveau de la mer. L’humidité de l’air pouvait être estimée à 70 % environ. Ma montre indiquait midi et demi, le 31 août.

Je ressentais un léger énervement du fait de ne pouvoir déterminer les latitude et longitude exactes de cette agglomération d’humains. Ma voiture prenait racine dans le port de Porto-Vecchio depuis quarante-neuf minutes, et le dernier des cinq cent douze passagers avait quitté le Tiepolo depuis longtemps. Quant à Gertrude, pour cause de chaleur, elle avait beaucoup de peine à se tenir droite sur le siège avant. À la différence de César, dont tous les papiers étaient en règle, Gertrude me causait des embêtements partout, étant ressortissante tchèque, de ce pays fin producteur des corps explosifs. C’est pourquoi je commençais à regretter de l’avoir emmenée sur cette île elle aussi explosive.

Pour tuer le temps, je gavai César (6, 4 Go, 366 Mhz) de toutes les données dont je disposais quant aux conditions atmosphériques et autres, ajoutant – information importante – que j’en avais ras-le-cul de cette histoire, et lui posai la question suivante: qu’aurait-il fait si, par hasard, il s’était trouvé à ma place.

César hoqueta longuement. Il semblait que mon expression populaire l’avait mis dans l’embarras. Enfin, au lieu de me répondre, il me demanda:

«Ras-le-cul, S.V.P., définition?»

Je lui expliquai:

«J’en ai ras-le-bol.

– S.V.P., définition», répéta-t-il.

Je dus céder et tapai:

«J’en ai assez de tout!»

Il se tut avec sagesse durant quelques secondes, et ce n’est qu’au bout de ce laps de temps qu’apparut sur son écran le produit de son cerveau binaire imparfait:

«Douaniers, sorte d’humanoïdes injustement détestés dans tous les pays. S.V.P., complément d’information: latitude et longitude exactes du théâtre des événements.»

Je dus reconnaître que je n’avais pas ces coordonnées, et César, après une courte réflexion, changea sa question:

«S’agit-il d’un lieu chaud?