Выбрать главу

– Je crois que oui, lui répondis-je. À en juger d’après les dégâts sur la façade de l’hôtel de ville.»

Mon ordinateur portable se tut sagement une fois de plus pour m’honorer ensuite d’un conseil traduit du latin:

«La patience est mère de toutes les vacances.»

Pour la première fois depuis que nous coopérions, j’eus envie d’attacher une brique autour de son écran de 13 pouces et de le balancer dans le liquide infect, sous l’embarcadère, contenant au moins cent grammes de matières grasses par litre d’eau de mer.

Heureusement, les policiers finirent enfin par s’extraire de la capitainerie du port, semblables à deux cafards bleus, pour me rendre à contrecœur les papiers de Gertrude, c’est-à-dire la facture du magasin de Prague où je l’avais achetée. Le plus vieux et le plus méchant de ces fonctionnaires renfrognés retroussa ses lèvres pendantes:

«Allez, emmenez-la, monsieur, votre petite fiancée!»

Je le corrigeai:

«Ce n’est pas ma fiancée, mais ma compagne.»

J’étais déjà dans la voiture quand il me jeta:

«Attention que la petite ne tombe pas enceinte!…»

J’accélérai, et à une vitesse de quarante-huit kilomètres à l’heure je me dirigeai vers le paradis sur terre qui, d’après les indications de Petit Loup, se trouvait à quarante kilomètres ouest-nord-ouest de Bonifacio.

Il me fallait passer encore soixante-dix minutes seul au monde avant de me jeter dans les bras de Sandrine et de Marie-Loup, ces deux lutins que je considérais être mes seuls amis. En leur absence, j’étouffais, comme si une main cruelle me tenait la tête enfoncée sous l’eau. Je pensais que ces vacances pouvaient être l’occasion idéale de demander à Petit Loup la main de Sandrine ou bien requérir de Sandrine son accord pour mon installation avec Petit Loup et Gertrude dans une belle maison de campagne où Sandrine pourrait passer avec nous ses jours fériés puis se joindre à nous à jamais.

Pendant que je rêvais à tout cela, ma poitrine pétillait, comme pleine de vin mousseux. Je m’arrêtai au bord d’un parking pour me frictionner les avant-bras et dicter à César:

«L’amour libéré des préjugés sur le sexe est un gant jeté au visage de la mesquinerie ambiante!»

Au lieu de m’approuver, César toussota avec insolence et inscrivit sur son écran:

«Affaire de pédés!»

J’eus de nouveau envie de lui attacher une brique autour du cou, tout en me rappelant non sans fierté le 1er mars, jour de son anniversaire, lorsque, pleurant de joie, je lui offris un disque dur de 6,4 giga-octets.

Quand les techniciens de Philadelphie mirent en marche le gigantesque ENIAC, premier cerveau électronique américain, les lumières vacillèrent dans toute la ville. À la différence de son illustre ancêtre, César voyageait confortablement dans une boîte à chapeaux de ma tante Agathe, et il se nourrissait à satiété d’une puissante batterie ion-lithium. En lui incorporant un système de mimétisme mental perfectionné, une espèce de segment antérieur de cerveau indépendant, en tous points semblable à celui d’un homme, je n’imaginais pas que cela puisse lui servir à se comporter comme le dernier des ivrognes rentrant d’une fête foraine.

«Tes idées! l’exhortai-je. Où sont passées tes idées?

– Depuis quand nous tutoyons-nous?» me rétorqua-t-il avec arrogance.

Dans une rage sans recours, je dus rectifier ma question:

«Où sont passées vos idées?

– L’informatique n’admet que la connaissance, répondit-il. Tout le reste n’est que mesquinerie ambiante.»

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Je perdis mon sang-froid.

«Je veux des idées libres! hurlai-je. Je t’ordonne d’user d’idées en mouvement! Tes connaissances figées vont nous mener droit au totalitarisme informatique, que le diable t’emporte, espèce de boîte de conserve ingrate!

– Depuis quand sommes-nous passés au tutoiement?» me demanda-t-il.

Cette fois-ci, au lieu de me soumettre, je coupai son circuit électrique, et claquai le couvercle de la boîte à chapeaux, avant d’avaler 120 milligrammes de Sertraline.

Une demi-heure plus tard, je me retrouvai dans un charmant village de Corse-du-Sud, devant le jardin de la paillote «Chez Napo», où les coudes levés semblaient porter un toast perpétuel au Premier Empire et à son empereur.

Étrangement, le compteur de mon automobile n’indiquait qu’un parcours de trente-huit kilomètres, mais les circonstances ne me permirent pas de refaire mes calculs, car Sandrine et Petit Loup m’extirpèrent de la voiture, arrachant au passage deux boutons de ma chemise. Me serrant dans leurs bras, ils me traînèrent jusqu’à une table de la buvette, où de braves gens entre deux vins, adultes et parfaitement inconnus, se mirent à m’embrasser comme si, dans notre prime jeunesse, nous avions gardé les dindons ensemble.

Te voilà, mon vieux, au milieu de vrais Méditerranéens, me dis-je entre deux baisers brûlants. Avant de me retirer dans les toilettes pour me laver les mains et me frotter les joues avec de l’alcool, il me fallait affronter encore l’étreinte d’un beau Corse aux accroche-cœurs touffus, qui ressemblaient aux miens comme s’ils avaient été coulés dans le même moule.

«C’est la confrérie des baisemouchistes!» s’exclama-t-il.

Au bout de seulement trois minutes, il fut clair pour moi que je me trouvais en présence d’individus en pleine euphorie, proches d’un véritable dérèglement de l’esprit.

VI. Petit Loup. Le sang corse.

La voilà enfin dans mon paradis.

En cachette, je caressais du regard le lourd chignon qui menaçait de casser le profil fragile de mon camée, de ma petite chérie de cendres. Cependant, vu l’état dans lequel je me trouvais, je ne pouvais jouir suffisamment de la présence de Sandrine à Ouf. J’étais encore sous le coup de ce cauchemar joyeux, mes propres funérailles à la sortie de la crique, mais malgré tout, la vérité me sautait aux yeux.

Aussi longtemps que je vivrai – comme la majorité de ceux qui meurent une fois en rêve -, jamais je ne pourrai me débarrasser de cette image. Elle me soufflait de vivre autrement à l’avenir et de profiter du reste de mon existence pour me préparer avec soin à ce qui lui succédera, une longue mort qui m’enrobera entièrement, comme la chair d’un fruit enveloppe son petit noyau amer.

Depuis plus de quarante ans, je retournais dans ma bouche cette amande, et la tentation de la recracher me prenait de plus en plus souvent. C’est là que reposait probablement le secret de toute la sagesse que l’on pouvait acquérir ici-bas: une vie valable n’était peut-être rien d’autre qu’une bonne préparation à sa perte.

Le chignon de Sandrine, dans le jardin de la paillote, ne m’apportait qu’un serrement au cœur. Elle ressemblait toujours à un camée taillé dans l’ivoire, même dans ce scintillement de l’air brûlant, mais son profil avait déjà perdu beaucoup de son tranchant d’autrefois. Pour la première fois, je l’observais avec les yeux d’un étranger, et je remarquai dans son œil une étincelle malveillante, teintée de cette même compassion que je ressentais moi aussi et qui ne pardonnait rien.

En me remémorant les tombes de Michel, Claude et Dominique, la mort me paraissait plus souveraine que jamais sur cette île. Sandrine et moi mourions l’un dans l’autre de façon si vertigineuse que, sans le vouloir, je me mis à chercher du regard le fossoyeur du village. Nous et notre dépouille d’amour étions en effet les héros idéaux de ce livre significatif que je n’écrirai vraisemblablement jamais: La Mort , sa vie, son œuvre.