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Qui sait comment se seraient terminées ces réflexions macabres où je m’embrouillais de plus en plus, si un crissement de roues devant Chez Napo ne nous avait pas fait accourir, Sandrine et moi, comme piqués par un frelon. De la ferraille en pleine décomposition! Ce ne pouvait être que la vieille rosse mécanique de Prosper, que notre bonne étoile nous avait envoyé au moment où mon Éden commençait à ressembler sérieusement à une morgue.

Par-dessus la capote repliée, nous arrachâmes notre ami de son épave, dont la portière était bloquée. Nous l’étreignîmes et l’embrassâmes; ce n’est qu’alors que nous remarquâmes sa compagne de voyage qui, assise sur le siège du passager, restait penchée sur la carte routière.

«Prosper! s’écria Sandrine. Tu devrais avoir honte! Comment as-tu pu oublier de nous présenter ton amie?»

Elle se précipita vers l’auto pour réparer notre goujaterie et faire sortir la timide copine de Prosper. Un instant plus tard, on entendit un tel cri que toute la buvette se pétrifia, avant d’éclater d’un rire tonitruant. La créature restée dans la voiture, sous un chapeau de soleil et dans une robe échancrée sur une superbe cuisse droite, n’était rien d’autre qu’un mannequin de mode qui nous dévisageait avec un sourire mi-stupide, mi-moqueur.

«C’est Gertrude, nous expliqua Prosper avec simplicité, ma compagne, elle est d’origine tchèque.»

À ce moment-là, même le farceur le plus hardi d’entre nous se tut, comprenant qu’il se trouvait en contact direct avec la folie pure, celle qui dépassait tout ce que nous avions entrepris jusqu’alors pour échapper au sérieux. Le silence dura longtemps, et nous nous serions probablement tus ainsi jusqu’à la fin des vacances, donc une semaine entière, si Willi le Long ne s’était pas ressaisi, baisant la main de la belle inconnue.

«Heureuse arrivée à Ouf!» s’exclama-t-il en agitant sa casquette.

Cela dégela l’atmosphère, tous les autres suivirent son exemple, qui en l’embrassant, qui en la caressant. Pour lui souhaiter la bienvenue, le Capitaine Carcasse alla le plus loin, retroussant la robe de Gertrude jusqu’à son splendide slip de soie orné de dentelles. Je remarquai que cela déplut à Prosper, qui s’empressa de nettoyer la cuisse du mannequin avec un tampon de gaze imbibé d’alcool.

Les dessous luxueux de Gertrude assombrirent le visage des femmes, mais cela fut vite oublié, dès que Prosper apporta sa poupée séduisante à notre table et la fit asseoir à la place d’honneur, lui commandant une vodka-Schweppes.

Napo de Carbini, dont le métier était restaurateur corse, et que nous avons apprivoisé peu à peu à grand renfort de belles paroles et de consommations immodérées, refusa catégoriquement de servir une poupée.

«Pourquoi, monsieur, je vous prie? demanda Prosper, qui aspirait toujours à des vérités précises et détaillées.

– Il y a au moins trente-six raisons, lui répliqua en corse le fier homonyme de Bonaparte, se servant du Capitaine Carcasse comme interprète.

– Quelles sont ces raisons? s’enquit Prosper avec un vif intérêt.

– La première, c’est que vos amis assoiffés ont épuisé tout mon stock de vodka! dit Napo d’un ton tranchant.

– J’aimerais aussi connaître la trente-sixième raison», le pria Prosper courtoisement.

Là-dessus, Napo lui confia cette dernière raison d’une voix si grave que le visage de son interprète pâlit.

«Un Corse du clan des Carbini n’est pas né pour servir, mais pour être servi! déclara Napo en grinçant des dents, tandis que son menton se mettait à trembloter, signe de fort mauvais augure. Il tordit sa serviette de serveur dans un geste si sanguinaire qu’il en égoutta un peu de bouillabaisse de la veille. Un Corse du clan des Carbini, poursuivit Napo d’une voix caverneuse, s’enfoncera jusqu’aux genoux dans le sang des autres plutôt que de subir l’humiliation de servir une poupée!»

Nous rentrâmes tous la tête dans nos épaules, attendant l’explosion. Par bonheur, elle n’eut pas lieu. En dépit de sa colère, Napo avait reconnu l’accent de la Belle Province de Prosper.

«Monsieur le Québécois boira ce que je lui servirai!» tonna-t-il en français et il se précipita vers le comptoir.

Le Capitaine Carcasse s’empressa d’expliquer à Prosper cette fierté corse que ce dernier ignorait. Notre frère québécois demanda au Capitaine la permission de noter ces informations précieuses, ce que ce dernier accepta d’un cœur magnanime. Prosper sortit son calepin et lécha un crayon violet.

Montagnards plutôt qu’habitants du littoral, au dire du Capitaine Carcasse, en manque de fruits terrestres au fil des siècles, les Corses s’étaient habitués à cultiver la fierté. On vivait difficilement d’orgueil, mais, en revanche, on en mourait très facilement. Plus fiers qu’eux, d’après ce qu’ils affirmaient, ne pouvaient être que les ressortissants d’autres clans insulaires, ce qui occasionnait une séparation définitive de nombreuses têtes orgueilleuses de leur corps corse.

J’observais Prosper qui notait chaque parole du Capitaine, avec l’intention d’en nourrir César. Je me demandais ce que l’ordinateur allait nous cracher après un tel repas.

«J’aimerais savoir ce que signifie l’idiome “s’enfoncer jusqu’aux genoux dans le sang des autres”? demanda Prosper.

– Comme la nourriture est insipide sans sel, de la même manière, pour un vrai Corse, une vie dénuée de sang est sans saveur, lui expliqua le Capitaine Carcasse. Ce n’est qu’avec du sang jusqu’aux genoux que la vie devient sérieuse. D’où le fait que notre fier Napo, en manque d’une histoire de sang bien consistante, rabâche depuis deux semaines à ses clients les terribles péripéties de sa récente opération des hémorroïdes, sans omettre les détails les plus sanglants.

– C’est un peuple sérieux…» murmura Prosper, ravi, au-dessus de son bloc-notes.

Son commentaire déclencha les rires parmi les auditeurs, alors que Napo, furieux, se retrouvait devant notre table, une carafe d’eau-de-vie de châtaignes sur son plateau.

«Vous boirez ça, frérot québécois, toi et ta copine!» tonna-t-il, jetant devant Prosper et Gertrude la bouteille et deux verres pleins de glaçons.

Nous le regardâmes avec admiration, non pas tant pour son comportement guerrier que pour la glace qu’il avait réussi à tirer de la glacière en panne de la paillote. Gertrude, évidemment, ne bougea pas d’un pouce, adressant à Napo son éternel sourire mi-stupide, mi-moqueur. Quant à Prosper, nul besoin de le forcer à exécuter cet ordre. Il essuya avec soin le bord de la carafe et d’un trait vida la moitié de son contenu, ce qui enthousiasma Napo.

«Bravo, mon petit Québécois! cria notre valeureux serveur. Bénie soit la mère qui t’a mis au monde!»

Prosper cligna timidement de son œil sain, peu habitué à être considéré comme un héros pour un geste qui, sous d’autres latitudes, aurait provoqué l’effroi des spectateurs.

À l’autre bout de la table, le fiancé russe d’Inès, Boris, se mit soudain à s’agiter, et leva son verre.

«Je propose de boire à l’amitié, gazouilla-t-il.