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«Il faut que je te parle, grommela-t-il.

– Tu as choisi le mauvais moment, dis-je en gémissant.

– Je n’ai pas le choix, l’affaire est urgente.»

Il s’assit tout près de moi et posa ma tête sur sa belle cuisse fuselée. C’était une position très agréable pour une tête qui souffrait d’une sournoise migraine depuis sa brève sieste. C’était exactement ainsi que j’imaginais nos éveils, le dimanche, dans la cour d’une vieille maison de Normandie où Sandrine nous rejoindrait un jour, où nous vieillirions les uns à côté des autres dans une parfaite quiétude.

«Aujourd’hui, je ne vois rien qui soit urgent en ce bas monde, dis-je, et je traçai du bout de l’index une petite croix sur son front crispé, à côté de sa mèche blanche, comme l’aurait fait Sandrine.

– C’est une question de vie ou de mort, marmonna-t-il.

– Allons, mon petit, protestai-je, pris d’une affection paternelle. Regarde de quoi tu as l’air. Les soucis te vont mal.

– Je veux que tu me répondes franchement à une question, dit-il et il jeta un regard autour de lui, calculant la distance qui nous séparait de témoins indésirables.

– C’est d’accord, mon petit.

– Hier soir, après que je me suis éclipsé avec Suzanne, quelqu’un m’a demandé?

– Ne recommence pas à me casser les pieds avec cette histoire, bougonnai-je. Je t’ai transmis son message mot pour mot, et toi, en signe de remerciement, tu m’as envoyé au diable.»

Petit Loup se mit à me masser tendrement les tempes du bout des doigts. C’était ce que je pouvais imaginer de plus doux en cet instant.

«Excuse-moi, chuchota-t-il. Tu sais quelle brute je deviens dès que je bois un verre de trop.

– Je te pardonne tout, dis-je.

– Si je ne m’abuse, cet homme avait à peu près mon âge? poursuivit Petit Loup d’une voix étouffée.

– À peu près. C’est difficile à dire.

– À cause de sa grande casquette?

– Oui, il cachait son visage à l’ombre de cette casquette.

– Il est difficile de donner un âge aux hommes imberbes.

– Exact, acquiesçai-je, appréciant de plus en plus la pression de ses doigts sur mes tempes.

– Mais le plus laid sur cet épouvantail, souffla soudain Petit Loup, ce qu’il a de plus hideux, c’est son bec de lièvre?

– C’est vrai, répondis-je en souriant. Je parie que tu n’as jamais vu un si vilain bec de lièvre.

– Si», dit-il entre ses dents.

Et il me serra si fortement les tempes qu’elles craquèrent comme dans un casse-noisettes.

«Tu es fou, ça fait mal! m’écriai-je.

– Il faut que ça fasse mal, chuchota-t-il avec fièvre. Cela fera encore plus mal si tu ne me dis pas la vérité.»

J’essayai de m’arracher à ses mains, mais tout ce à quoi je parvins fut de sentir ma tête glisser dans un piège plus douloureux encore: ses cuisses. En une autre occasion, je me serais fait une vraie fête de cet appuie-tête musclé s’il n’avait continué à serrer comme s’il avait décidé de me faire éclater le crâne.

«Si l’homme a disparu avant mon retour avec Suzanne, et si ensuite nous sommes allés ensemble nous coucher, haletait Petit Loup, comment se fait-il que je sache dans les moindres détails de quoi il avait l’air?

– C’est moi qui t’ai tout raconté!» m’écriai-je.

Mes paroles lui firent relâcher sa pression.

«La casquette, le menton imberbe, le bec de lièvre?…

– C’est moi qui t’ai raconté tout ça, répétai-je.

– Cela veut donc dire que le reste n’est qu’un mauvais rêve? murmura-t-il comme en transe. Dans ce cas, conclut-il, le visage rayonnant, peut-être que Sandrine et toi aviez raison!

– Nous avons toujours raison, approuvai-je en riant.

– Je vous aime, dit Petit Loup sur un ton badin.

– Nous aussi nous t’aimons», fis-je.

Nous ne remarquâmes même pas Sandrine arriver derrière nous.

«Je n’aime pas que vous fassiez des plans d’avenir derrière mon dos, dit-elle, s’allongeant près de moi pour poser sa tête là où reposait la mienne, dans le giron de Petit Loup. J’espère que vous ne me laisserez pas sur le carreau?»

Nous répondîmes à l’unisson:

«Nous ne ferons jamais bande à part.»

Nous clignâmes tous trois des yeux, nous sentant frères et sœur plus que jamais, comme ces trois singes orientaux, un petit vent brûlant sur notre visage. Le brouillard à travers lequel avançait notre bateau ne présageait rien de bon, le calme plat de cette mer pouvait se transformer subitement en la pire des tempêtes. Nous nous serrâmes encore plus l’un contre l’autre, nous nous fondîmes en un grand corps, une sorte de pieuvre humaine, nous protégeant ainsi de tous les dangers.

On verra cependant que le danger ne se trouvait pas là où je croyais: il résidait dans les natures très diverses des animaux assemblés sur l’Arche de Noé. Nous ne sommeillâmes pas dix minutes que la grosse Inès et Willi le Long se remirent à se chamailler, cette fois-ci plus sérieusement que jamais, si sérieusement qu’Inès décida de jeter le grand escogriffe à la mer.

Ils commencèrent la conversation en fouillant innocemment la cendre sous laquelle couvait la sournoise étincelle. Tôt ce matin-là, la vorace Inès avait visité l’unique poissonnerie d’Ouf, à la recherche de langoustines dont elle avait eu envie dès qu’elle avait ouvert les yeux. Elle avait découvert que la faune marine sur les étals était aussi rare qu’un puits d’eau fraîche dans le désert de Gobi. La discussion dévia sur les eaux du littoral corse où, au dire d’Inès, les poissons devaient mourir de vieillesse puisque personne ne retroussait ses manches pour tirer un filet de pêche.

«Ils devraient avoir honte, dit Inès, qui avait l’estomac dans les talons depuis un bon moment, particulièrement après une gorgée d’eau-de-vie. Il ne faut pas qu’ils s’étonnent d’être pauvres, ces indépendantistes qui font feu de tout bois.»

Dieu seul sait pourquoi Willi décida de soutenir les Corses sans défense, bien qu’il n’en connût aucun.

«Ils ne sont pas pauvres d’hier, ces gaillards-là, dit-il avec un soupir. L’histoire ne les a jamais épargnés comme elle a su être tout sucre tout miel pour d’autres peuples. Celui qui est rassasié ne croit jamais celui qui a faim.

– Si quelqu’un meurt de faim ici, c’est bien moi! s’échauffa Inès. Depuis que nous avons atterri sur cette île, on nous nourrit de pastèques. Quelle chance que Boris et moi ayons apporté une boîte de caviar de Russie.»

Willi le Long ne lâchait pas prise. D’après lui, les pastèques corses étaient moins dangereuses que le caviar russe pour la santé physique et morale. D’après lui, certaines dames et certains messieurs occidentaux feraient mieux de se serrer la ceinture et de contenir leur goinfrerie, car c’est une honte de voyager en première classe de train ou d’avion quand on traverse l’existence dans un pitoyable corps de troisième classe.