«Vous avez osé qualifier mon corps de troisième classe! tonna Inès. Si cette injure était sortie de la bouche de quelqu’un d’autre, peut-être l’aurais-je avalée, mais quand c’est un homme-girafe qui s’avise de m’insulter, ça me met hors de moi! Retirez ce que vous venez de dire, monsieur!
– Dans ce cas, vous aussi vous me ferez des excuses pour m’avoir traité de girafe», lui rétorqua Willi le Long.
Sandrine, Petit Loup et moi nous éveillâmes tout à fait, et nous joignîmes promptement aux auditeurs de ce nouveau duel. Tout portait à croire que la suite de la croisière serait plus qu’intéressante.
«Votre cerveau doit beaucoup souffrir, dit Inès à Willi, de cet air sans oxygène que vous respirez à votre altitude.»
L’intéressé survola du regard les personnes présentes; elles s’amusaient à merveille. Lorsqu’il arriva à Petit Loup, ce dernier lui fit un clin d’œil discret en dirigeant son pouce vers le sol, à la manière des anciens Romains, qui faisaient ainsi signe aux gladiateurs d’achever leur adversaire.
«Certaines mauvaises langues racontent ici des choses peu ragoûtantes au sujet d’une dame, murmura le grand escogriffe.
– Quelles langues? Que disent-elles? À propos de quelle dame? l’interrogea le public, impatient de tremper ses jambes dans le sang jusqu’aux genoux.
– Je demanderai que cette histoire ne sorte pas de notre cercle intime, dit Willi d’un air affecté. Mon intention n’est que de faire rire ceux qui s’ennuieraient un peu. Naturellement, je dois vous taire de quelles mauvaises langues et de quelle dame il s’agit. Je vous prie de me jurer que ce petit secret ne sortira jamais du bateau.
– Nous jurons!» s’écria l’assistance.
Le serment d’Inès fut de tous le plus sonore.
«C’est dégoûtant!» s’exclama Willi le Long.
Nous nous tûmes, nous mordant les lèvres et nous demandant quelle nouvelle fourberie il allait inventer.
«C’est plus que dégoûtant! répéta le plaisantin.
– Qu’est-ce qui est dégoûtant? s’enquit Inès.
– Pensez donc, répondit Willi toujours d’un air affecté, la dame en question, par ailleurs digne de respect, souffre un peu d’obésité. Une fois par an, elle entreprend des cures d’amaigrissement héroïques et arrive à se défaire de dix à quinze kilos. Cela n’aurait rien de fâcheux si, par flux et reflux fréquents, la peau de la dame ne s’était détendue comme un accordéon russe, et si elle n’avait dû se rabattre sur un lifting consistant. Lors de cette opération, il lui resta un tel surplus de peau qu’elle décida d’en faire une paire de chaussures.»
À ces mots, Willi le Long, comme par hasard, posa son regard sur les mocassins roses de notre Inès, qui étaient de la même couleur que son double menton.
Inès rit de bon cœur avec les autres et dans l’hilarité débordante personne ne trouva bizarre de la voir s’approcher du grand escogriffe, les bras écartés comme pour l’étreindre, jusqu’à ce que sa poitrine ne touche son ventre, car telle était la différence de taille entre la girafe et la grosse dondon. Nous comprîmes que rien de bon ne se préparait pour le farceur au moment où Inès, en silence, commença à le pousser de ses seins vers le pont arrière, où bâillait une ouverture dans la barrière de sécurité. Willi le Long s’agrippait comme il pouvait, flageolant sur ses échasses, pendant que la femmebulldozer le refoulait sans aucune pitié.
Lorsqu’il se retourna et qu’il aperçut le sillage d’écume derrière le bateau, le pauvre échalas écarquilla les yeux.
«Prenez garde, madame, gémit-il, je vous préviens que je ne sais pas nager!»
Au lieu de répondre, Inès le poussa encore une fois de sa poitrine, et l’amena ainsi juste au-dessus de l’eau.
«Charitable dame, se lamentait Willi, j’espère que vous avez conscience de préparer un meurtre avec préméditation!»
Je vis Petit Loup arracher du pont de commandement l’unique bouée de sauvetage dont nous disposions. C’était bien la preuve que Willi le Long disait vrai et qu’Inès réussirait peut-être à réaliser ce que nous tous avons raté: transformer d’un seul coup notre bouffonnerie en un drame aux conséquences irréparables.
«Je ne sais pas nager! clama l’escogriffe.
– À genoux!» cria Inès.
La girafe s’empressa d’exécuter son ordre. Cela provoqua une nouvelle salve de rires, car, même agenouillé, il était presque plus grand que la grosse dondon en furie.
«Si certains font des chaussures de leur peau, gronda Inès, moi, de la vôtre, je vais faire un tapis roulant pour l’escalier de service. Ma brave Marie-Jo habite au sixième sans ascenseur.
– Je préférerais que ce soient vos pieds qui me foulent la rate, chère madame», s’adoucit Willi le Long, se penchant sur la très grande échancrure de tissu entre les seins d’Inès.
C’était exactement ce qu’il fallait dire à notre Inès, qui aimait marcher autant sur la peau des hommes que sur la collection de fourrures disposées devant sa cheminée. Rien au monde n’ensorcelait plus notre Inès qu’un homme à genoux. Il ne m’était pas difficile d’imaginer la suite de cette farce, et le futur immédiat montra que mes prévisions étaient plus qu’exactes lorsque nous les retrouverons plus tard dans la cabine du Capitaine.
Mais d’abord le dernier acte de la farce. À la consternation générale et devant Inès ébahie, le grand escogriffe tendit soudain la main vers son sein droit, le sortit de son bustier et se mit consciencieusement à sucer le mamelon.
Visiblement comblée, Inès hésita assez longtemps avant de se décider à le sevrer. À ma grande satisfaction, elle le fit une seconde à peine avant que n’apparaisse sur le pont son fiancé russe, qui, pendant le dénouement heureux du drame, vidait sa vessie dans les toilettes et faisait éclater un petit bouton sur sa tempe, à l’endroit où poussent les premières cornes des jeunes cerfs.
Tout en se plaignant qu’on lui ait retiré le sein trop tôt et causé ainsi un traumatisme incurable, Willi le Long caressait des yeux notre règne animal bariolé. Seule la folie des vacances pouvait rassembler sur cette coque de noix ces bêtes humaines de toutes espèces qui rêvaient en cachette de la douceur d’un vrai déluge. Chacun de nous l’appelait de ses vœux, aussi sincèrement qu’Alpha, amoureuse des grands malheurs ou même Inès, qui, à l’insu de son jeune fiancé, devait s’éclipser avec le grand escogriffe dans la cabine malfamée du Capitaine Carcasse.
Au moment où il connaissait un allaitement quelque peu tardif, l’échalas n’imaginait même pas que le destin lui préparait un épilogue autrement plus attrayant. Sandrine, Petit Loup et moi connaissions depuis longtemps le penchant d’Inès pour les hommes agenouillés, mais nous n’avions pas prévu que, descendant sous le pont pour trouver un peu de fraîcheur, nous apercevrions la porte de la cabine du Capitaine entrouverte et les deux ennemis dans une posture témoignant d’une trêve tout juste signée.
L’image était telle que Sandrine rougit comme une fillette de douze ans: Inès, à genoux, entre les deux cuisses de grenouille de Willi le Long, qui dévorait des yeux le plafond comme s’il y voyait le septième ciel et tous ses anges.
«Ma douce dame, chuchotait-il, puis-je vous demander de laisser tomber votre fiancé sur-le-champ et de convoler en justes noces avec moi?»
En toute autre circonstance, Inès aurait explosé ou éclaté de rire devant une demande en mariage si insolente, mais cette fois-ci elle ne souffla mot, car, comme toute jeune femme bien élevée, elle savait qu’il était impoli de parler la bouche pleine.