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Quant à la terminologie mythologique, elles y faisaient d’étonnants progrès.

Lorsque nous demandâmes une chambre à un seul lit conjugal, le patron de l’hôtel et sa femme se concertèrent longuement au fond de leur loge avant de se décider enfin à nous confier une clef. Heureusement pour nous, l’hôtel était à moitié vide.

L’hôtelier, plein de convoitise, rit jaune, pendant que je remplissais le registre d’entrée.

«Vu son petit harem, quelques gouttes de sang arabe coulent certainement dans les veines de monsieur?

– Allah aunek», répondis-je avec dédain.

La découverte que je fis ce soir-là, à savoir que je me trouvais dans le rôle de cheval de Troie et ne servais à rien d’autre qu’à aider la savante Margot à transmettre ses connaissances et son savoir-faire à la timide Tatiana, ne me déçut pas ni me découragea, bien que je me sentisse plutôt comme leur âne de Troie. En plus, j’avais beaucoup de mal à digérer le télégramme de Sandrine et je restai éveillé jusqu’à l’aube auprès de mes fiancées enlacées.

Je ne pouvais me représenter image plus touchante que l’innocence de leurs cheveux mêlés sur l’oreiller. Dans leur sommeil, elles rayonnaient d’une telle pureté qu’elles me semblèrent avoir été rappelées à Dieu.

Je ne m’assoupis qu’au petit jour, sachant très bien que ce maudit Morphée en profiterait pour m’envoyer son funeste cadeau à cette frontière incertaine entre le rêve et la réalité où mon père joue toujours le rôle de revenant le jour anniversaire de sa mort. Combien d’années? Je ne savais plus et c’était sans importance, puisque la mort n’a pas d’âge. Le pire dans ce genre de cauchemars, c’est d’être conscient que l’on rêve, lorsqu’on rêve de rêver. Toutefois, ce savoir ne m’épargna pas le supplice habituel dans la salle des malades de l’hôpital où mon invincible papa corse s’est fait tuer, où je lui ai donné le coup de grâce en acceptant qu’on le débranche de son poumon artificiel.

Il avait déjà franchi le seuil qui sépare les vivants des morts lorsqu’il rouvrit ses yeux ternes pour ne balbutier qu’une seule phrase entrecoupée, que je déchiffrai avec peine sur ses lèvres:

«La mé… decine… fait… des mi… racles…»

Hélas! la médecine ne pouvait rien contre le parricide: le tuyau qui le reliait au poumon d’acier avait déjà été enlevé avec mon consentement.

Il devina dans mes yeux ma réponse, mon cri inaudible, et me sourit humblement, avant son dernier chuchotement:

«Prenons notre vol…»

Oiseau de haut vol, papa s’envola, lui qui éprouvait toujours une peur bleue en avion.

Si la médecine faisait des miracles, il aurait pu être sauvé! Si c’était vrai, je serais l’assassin de mon propre père! me dis-je en poussant un hurlement, cette fois pour de bon.

Ce cri perçant tira de leur sommeil mes compagnes et nous fit sauter tous trois du lit. Un peu effrayées, les filles m’observèrent me précipiter sous une douche froide. Pieds nus, sans mes sandales orthopédiques, dont la droite avait une semelle compensée, je n’arrivais plus à dissimuler ma petite infirmité. Par bonheur, leur regard compatissant ne dura qu’un instant, vite effacé par le sourire angélique qu’elles échangèrent.

Je sus tout de suite ce qu’il signifiait. Les filles se dirent:

«À âne donné on ne regarde pas la bouche.»

De mon pouce amer, posé sur ma lèvre inférieure au cours de la nuit, je ne tirai rien, mis à part le désir fou de me l’enfoncer jusqu’au fond de la trachée. En mon for intérieur, je savais que j’allais perdre mes deux fiancées encore plus vite que je ne les avais trouvées. C’est pourquoi, une heure plus tard, je continuai à rouler comme un sauvage en direction d’Ouf, talonné par mon commando fantôme de tueurs, le cœur faisant naufrage avant mes retrouvailles avec Sandrine.

II. Sandrine. Le destin des femelles.

Pendant que Bruno, une troisième fois, braillait sous la douche l’air horrible du ténor de la Traviata , j’en profitai pour passer un coup de fil au répondeur de Prosper, à Paris. Le message habituel terminé, il avait enregistré un post-scriptum pour moi et Petit Loup.

«Demain soir, nous chargeons la voiture sur le ferry-boat Marseille-Porto-Vecchio. Nous arrivons vendredi dans la journée. Bons baisers de Prosper et Gertrude.»

Merveilleux, fol et infortuné Prosper. Mais qui est cette Gertrude? Probablement sa nouvelle liaison, une femme ou un homme, qui – tout aussi tristement que les précédentes – ne tardera pas à se dégonfler… Je le voyais déjà verser des larmes amères sur mon épaule.

Bruno s’égosillait toujours dans la salle de bains, comme si on lui arrachait la peau des fesses. Cet engouement pour l’opéra était pour moi le signe certain d’une décadence généralisée. Après chaque siècle pourri, il se trouve toujours quelques sacrés mélomanes pour se pâmer devant l’opéra, dans l’espoir de remettre ce monde fatigué sur le chemin de la vertu. Je haïssais l’opéra comme la peste, de même que le siècle passé.

Pour chasser ces idées noires, j’appelai de nouveau Paris, cette fois Petit Loup, bien qu’il eût dû recevoir mon télégramme avant son départ pour sa Corse chérie. À supposer qu’il fût parti pour de bon, qu’il ne se soit pas encore amouraché d’une garce de vingt ans sa cadette. Évidemment, sur le répondeur, je tombai sur une nouvelle perle de son humour lascif:

«Bienvenue sur notre baisodrome. L’aiguilleur du ciel est absent. Il vous embrasse et vous prie de bien vouloir, de la lèvre supérieure ou inférieure, enregistrer votre doux message…»

J’exauçai sa prière et énonçai:

«V i e u x d é b a u c h é!»

Son message, sans nul doute, m’était destiné. Je brûlais de savoir comment ce petit malin avait deviné que Bruno gagnait ses spaghettis quotidiens dans l’aviation.

Je jetai le combiné et vidai le verre de Bruno, le mien étant déjà tari. Je n’arrivais pas à comprendre comment un homme frisant la cinquantaine pouvait se comporter tel le dernier des adolescents. Cet homme sur le gosse duquel je comptais depuis le jour où j’avais appris que je ne pourrai jamais enfanter.

«Bienvenue sur notre baisodrome!» Pour cette grossièreté, je lui arracherai ses yeux noisette. Son «baisodrome» était un lit à baldaquin que je lui avais acheté pour son quarantième anniversaire. Montée sur mes grands chevaux, je retirai du frigo le dernier mini-whisky du genre de ceux que les Lilliputiens devaient servir à Gulliver.

Je téléphonai à la loge:

«Nous ne sommes pas des Lilliputiens! m’époumonai-je dans mon meilleur anglais. Je veux une bouteille de Johnny-Le Promeneur pour grandes personnes, dont certaines ici ont plus de quarante ans!

– À votre service, madame», bégaya le Turc assoupi.

J’essuyai une larme et appelai mon répondeur. Ce fut un vrai plaisir d’entendre enfin une voix sans accent, ni italien, ni québécois, ni corse, ni slave; même à une distance de trois mille kilomètres, un murmure velouté qui – tel un fidèle chien de garde – remplaçait ma présence à Paris. Parmi les messages, des broutilles que j’avais oublié d’effacer la veille, et, finalement, un mot de lui, de sa bouche.

«Cendrillon, je commence à m’ennuyer sans toi.»