La première strophe de la chanson se présentait ainsi:
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La machine extrayait ses premières réponses codées juste à l’endroit choisi par la mouche de Diuma comme observatoire. Entre le logiciel français et la mouche sénégalaise, il se nouait une relation qui me coupait le souffle: l’insecte suivait de près les lettres et les chiffres, de gauche à droite, ligne après ligne, tapotant sur l’écran de ses petites pattes à ventouses; quant à César, il arrêtait l’émission des formules chaque fois que la bestiole s’immobilisait pour les frotter de son derrière. À ma grande stupéfaction, César changea à plusieurs reprises les codes déjà inscrits sur un simple signe du croupion hérissé de la mouche. C’était sans nul doute le fait du hasard ou bien simplement un jeu de la mouche avec la lumière, mais, malgré tout, je sentis des frissons me parcourir le dos.
Par chance, à l’endroit où ils étaient assis, les spectateurs ne pouvaient pas voir la mouche que je tâchais en vain de chasser de l’écran à l’aide d’une branche sèche. Adroite de ses ailes, elle évitait tous les coups, bourdonnait avec colère autour de ma tête et se posait de nouveau au point où César s’était figé, attendant fidèlement son retour.
Pendant son analyse logistique, César gargouillait et gémissait comme s’il mâchait une nourriture indigeste pour son estomac mental hypersensible. Au cours de l’opération, les formules se transformèrent en mots, dans un anglais concis que je dus traduire à voix haute pour ceux qui ne maîtrisaient pas cette langue. Dès que j’eus lu la première phrase, ma gorge se noua.
«La chanson incriminée égale phrase musicale remontant à l’époque des invasions d’Attila, avec des paroles huniques et protoslaves, traduites, après la chute de l’Empire romain, en celto-ligure, toscan et corse assez grossièrement. Somme toute, actuellement, nous ne pouvons nier son origine russe.
– Qu’est-ce que je vous disais!» s’exclama Boris.
C’en était trop, même pour ma neutralité canadienne. Je donnai à César un tel coup de poing que je lui défonçai le boîtier.
«Espèce de bâtard en ferraille! m’écriai-je. Et toi, sale mouche de merde africaine, que trames-tu, que ta mère chevauche sans selle un éléphant!
– Depuis quand sommes-nous passés au tutoiement? inscrivit le sacré portable en réponse. J’exige que l’on ne s’adresse pas à nous avec des mots injurieux!»
Je dus céder à ce démon micro-informatique et je changeai ma question:
«Cette chanson, pourquoi la qualifiez-vous de russe?»
Sur l’écran apparut la phrase suivante:
«Tout ce qui jadis appartenait à Attila est devenu russe.»
Sous le figuier de Marco, un silence si terrible se mit à régner que je pus entendre les poissons corses battre des branchies au fond de la crique.
Là, Boris s’empressa de s’en mêler.
«La machine simplifie un peu les choses, dit-il. Il faut la comprendre, notre avenir est dans les machines. Cette machine ne voit dans le grand ami et protecteur russe rien d’autre qu’un gage de paix sur les rivages troublés d’Europe.
– Ferme-la! l’interrompit Willi le Long.
– Une paix russe sur les rives de la Corse! s’indignèrent Marco et le neveu de Napo.
– Comment osez-vous! brailla Inès.
– Qui t’a soufflé ces propos? questionnai-je l’ordinateur, m’abandonnant à la colère.
– Eto nié tvaïi diéla! me répondit César en russe.
– Que dit-il, bon sang? s’inquiétèrent les auditeurs.
– Peux-tu le traduire? demandai-je à Boris.
– Je peux… hésita-t-il.
– Alors traduis!
– Il… bégaya Boris. Il dit: “Occupe-toi de tes oignons…”»
Révolté, le sauvage qui m’habitait ne put plus se maîtriser. Il arracha de la machine sa batterie, fourra l’engin sous son bras et gagna le bord de l’eau où clapotaient des vagues noires de fort mauvais augure. Au passage, cet homme, autrefois plein de mesure, trébucha et faillit se casser le cou avec son fardeau diabolique à cause de la mouche furieuse de Diuma qui bourdonnait autour de ses yeux comme si elle s’était transformée en frelon.
L’écran de César avait blêmi dès que j’avais coupé son circuit électrique, mais cela ne signifiait pas pour autant que le portable déposait les armes. L’infernal russophile devait encore nous gratifier de quelques cris métalliques émanant de ses haut-parleurs.
«Eto nié tvaïi diéla!… Eto nié tvaïi diéla!…»
Je n’hésitai pas une seconde, même au bord de l’embarcadère, bien que j’aie tenu dans mes bras cinq ans d’économies et nombre de nuits blanches passées à perfectionner ce traître pourvu d’un embryon d’intelligence artificielle.
Il caquetait toujours en russe comme un perroquet quand je le lançai dans l’eau. La mouche de Diuma pleura la fin tragique de son héros du Nord opulent, tourbillonnant en spirale de plus en plus vite avant de tomber à mes pieds.
Moi, homme qui ne ferait pas de mal à une mouche, je l’écrasai sans pitié.
XVI. Petit Loup. L'utopie européenne.
Un bruit qui ressemblait à une gifle retentissante m’éveilla au moment où papa, étouffant sur son lit de mort, faisait ses terribles adieux: «Prenons notre vol!…» Un moribond auquel poussaient des ailes, comme à une fourmi au seuil de l’autre monde. Je bondis de la toile qu’on avait tendue entre deux arbres, mais ne remarquai rien qui témoignât d’une bagarre parmi mes compagnons. Attablés, loin les uns des autres, ils observaient Prosper d’un air consterné.
Absent, le regard plongé dans l’eau, Prosper extirpa son œil de verre de son orbite, l’essuya avec un mouchoir, et le remit à sa place. À cet instant, la belle Diuma se mit à sangloter pour une raison obscure, tout d’abord doucement, comme si de vieux chagrins lui serraient le cœur, puis de plus en plus fort, pour finalement fondre en larmes sur l’épaule d’Ampère.
«Veux-tu bien la boucler!» lui dit tendrement ce dernier.
Diuma ravala ses larmes, mais ses épaules, secouées de hoquets, continuèrent à trembler.
«Tu es devenu complètement fou!» s’écria Inès en direction de Prosper.
Je ne comprenais rien du tout. J’en conclus qu’en dormant j’avais raté un événement important, et je dressai l’oreille, apercevant Marco s’approcher de Prosper avec son pinceau et lui déboutonner la chemise pour peindre sur sa poitrine une belle médaille bleu et jaune.
«C’est la Grande Croix européenne», dit-il.
Prosper paraissait très confus.
«À ma connaissance, c’est la première médaille paneuropéenne, lui expliqua Marco. Elle te donne le droit de boire à l’œil et à volonté l’eau de mer du cap Nord de la République de Finlande au sud de la Sicile.
– Merci», murmura Prosper, visiblement touché.
Ils s’étreignirent et s’embrassèrent sur les joues.
«Mes amis, clama Marco, je vous propose de lever notre verre à cette nuit qui nous aide à percevoir ce qui est invisible pour le commun des mortels. C’est un grand privilège que ce regard jeté d’un bout à l’autre de notre foutu Continent, c’est l’occasion de nous demander quel est son avenir et ce que chacun de nous peut faire pour mamie Europe, car, apparemment, elle ne peut plus rien pour nous.