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– Ce n’est pas bien de maudire l’éventuelle maman d’une nouvelle race, le réprimandai-je paternellement. La petite m’a chargé de te dire qu’elle mentait quand elle se félicitait de prendre régulièrement la pilule.»

Là, Ampère se mit à pleurer, tout comme la Vénus noire. Il continua à sangloter tel un enfant pendant que sa tendre sœur remontait son pantalon et reboutonnait sa braguette. Il pleurnichait toujours en pompant avec les autres le carburant de la coque de l’Arche de Noé, et poussait des gémissements inconsolables lorsque nous embrassâmes Marco et prîmes place sur le bateau. Il ne se moucha que quand nous atteignîmes la mer ouverte, après que nous eûmes failli nous ensabler deux fois et eûmes mis enfin le cap sur ouest-nord-ouest.

La nouvelle la plus importante du matin fut l’annonce des fiançailles de Prosper avec un beau Corse aux accroche-cœurs roux. De deux mélancolies maussades, ils avaient fait à la hâte un désir joyeux. Jamais, avant cet événement, je n’avais douté de l’équité du destin, lent mais persévérant comme la justice. Ce destin voulut que, après avoir couru longtemps les jupons à travers tout le Continent, leur errance s’achève par cette rencontre émouvante, matérialisation de leurs rêves secrets.

Prosper disposait de tout ce qui était indispensable pour contenter les sévères critères du roux corse, il était borgne et avait un solide compte en banque à Genève. De son côté, son nouveau compagnon pourvoyait au bonheur de Prosper en lui offrant pour oreiller un grand cœur corse.

Je les observais non sans envie roucouler en se tenant par la main. Le bel homme roux entortillait une mèche tombée sur le front de Prosper, et ce dernier dessinait de son petit doigt dans l’air la maison normande où ils emménageraient à l’automne et s’installeraient avec Gertrude dans des chaises longues devant la cheminée, initialement prévues pour Sandrine et moi. L’image de leurs deux mélancolies unies était la preuve indubitable que l’entente européenne n’était pas un mot creux.

Sitôt que nous eûmes quitté la baie, le Capitaine Carcasse renifla le vent du sud en connaisseur et déclara qu’aucun danger de tempête ne nous menaçait plus.

L’orage commença exactement une demi-heure plus tard.

En un tour de main, la douceur matinale de la mer se transforma en fureur. Nous n’eûmes même pas le temps de nous abriter des trombes d’eau et des rafales de vent qui se mirent à jouer avec l’Arche de Noé comme avec une coque de noix. Il était trop tard pour faire marche arrière, vers la crique de Marco, et impossible de nous réfugier au bord d’un des îlots inhabités. Tout ce que nous pouvions faire était de s’adresser chacun à son propre saint, en attendant le panache noir de la tourmente qui arrivait de Sardaigne à la vitesse d’un cheval au galop.

À regret, je constatai que je n’avais pas de saint à prier et que, de toute mon existence, je n’avais rien trouvé que j’aurais pu considérer comme digne de vénération, hormis l’espoir de connaître une mort douce au terme d’une vie jetée par les fenêtres.

Certains juraient, d’autres pleuraient quand l’immense fouet noir nous cingla. À cet instant, je me trouvais devant la cabine et ce coup sauvage nous fit basculer, moi et la planche à laquelle je m’étais agrippé, dans les entrailles du bateau. Au cours de cette chute, je heurtai de la tête un banc, en retirant une blessure à la nuque, plus profonde encore que celle que j’avais infligée au pauvre Ignace. Je ne doutai pas qu’il s’agît là du bras de la justice divine punissant le meurtrier d’une même fin, bien méritée.

«Et… si l’assassinat dans la forêt d’Ouf n’était qu’un cauchemar?» me demandai-je.

Je décidai de ne plus me casser la tête avec ces sottises, elle l’était déjà suffisamment, une véritable coquille d’œuf. Je connaissais et me rappelais parfaitement cet état qui avait précédé mes obsèques joyeuses à Ouf, un état de béatitude silencieuse pendant que l’on plane dans les airs, invisible pour les yeux des mortels, en contemplant son écorce abandonnée. On n’est relié à son corps que par une simple cordelette argentée qui disparaît graduellement, tandis que l’on prend congé des images terrestres, qu’on se rapproche d’un passé inassouvi, inguérissable, inconsolable, de la piste de décollage de papa.

Autour de votre corps agonisant s’élève tout un tohu-bohu inutile, un comportement qui ne convient guère à des gens mûrs et bien élevés, des cris et des lamentations de femmes, ainsi que des jurons d’hommes effrayés ayant survécu à la tempête, et ayant eu la terreur de découvrir leur ami sous la table de la salle à manger en train d’exhaler son âme.

Je les observais en souriant. Je ne leur enviais qu’une seule chose: l’image des ruelles d’Ouf lavées par l’orage, propres comme un sou neuf. Je me demandais s’ils allaient trouver mon testament, glissé dans mon dictionnaire français-corse, dans mon sac de voyage, s’ils allaient s’y conformer et exécuter mes dernières volontés: déverser mes cendres dans la mer, au pied du phare, à l’entrée de mon Éden, ou les disperser dans un bosquet de sapins, au Praz-de-Lys, mon second paradis sur terre.

Ma béatitude n’était troublée que par l’image d’Ignace, dont les prédateurs souterrains devaient sucer les graisses, en diffusant dans l’atmosphère leurs cinq mètres cubes de gaz. Devant ce spectacle macabre, je soupirai amèrement dans ma forme astrale, car même un regard jeté du haut de mon observatoire ne m’apportait pas de réponse à la question de savoir si le meurtre de mon camarade de régiment s’était déroulé en rêve ou bien en état de veille. J’en conclus qu’il était indispensable de m’éveiller pour creuser l’entrée de cette grotte, à moins que les neveux d’Ignace, des tueurs en maraude, ne m’attendent déjà dans le port avec leur mini-Kalachnikov.

Hélas! mon paradis d’Ouf pouvait se targuer d’avoir gagné un chemin de traverse menant à l’enfer où j’avais enfoui Ignace, à moins que ce pauvre diable ne fût pas un abject imposteur ou le fruit de mon imagination. Car toute ma vie, je l’ai vécue dans l’imaginaire, dans de faux voyages, amours et amitiés, voire même dans mon futur métier d’écrivain, auteur du mémorable titre La Mort, sa vie, son œuvre. Parfois, je me demandais si je ne m’étais pas forgé moi-même de toutes pièces. Faute de pouvoir vivre ma vie comme je l’imaginais, j’étais censé la rêver. J’avais même imaginé ma propre mort, preuve que j’étais en mesure à présent de regagner mon écorce humaine, si celle-ci n’était pas déjà tombée dans les griffes des mafieux…

Une grande confusion se mit à régner dans ma tête, car tout cela me semblait possible dans un monde impossible.

Par bonheur, ma tête ne me servait plus à rien.

Tel un cerf-volant, je les suivis attaché à ma jolie cordelette argentée, pendant qu’ils avançaient vers le fond de la crique d’Ouf et que Sandrine fouillait avec fièvre ma sacoche à la recherche de ma carte d’assurance tous risques.

Le petit port désert me fit une belle surprise. C’était peut-être la preuve que le diabolique Ignace n’avait jamais existé, qu’il était un mythomane ou bien que les assassins à gages avaient fait un saut à la paillote de Napo pour se rafraîchir. La deuxième chose agréable fut la découverte de mon testament, glissé dans mon dictionnaire, à la page cent soixante-deux, juste entre les mots mélancolie et méli-mélo, que la psychanalyste Inès, les larmes aux yeux, interpréta comme étant un symbole, «triste jubilation d’une âme qui fuyait son mal du nouveau millénaire, son incapacité de vivre au présent, pour trouver un refuge dans l’érotisme de l’autodestruction». Enfin, je vécus – si l’on peut vivre dans l’autre monde – une troisième chose agréable: le décollage de l’avion sanitaire de l’aéroport de Figari, à peine trois heures après l’appel téléphonique que Sandrine avait passé à la société d’assurance de la buvette de Napo.