C’était, de toutes ses déclarations d’amour, sans conteste la plus enflammée. J’éclatai en sanglots comme si j’avais de nouveau quatorze, vingt-cinq ou trente ans.
Bien que nous soufflions souvent le chaud et le froid et malgré tous les torchons qui brûlaient entre nous, nous ne nous ennuyions jamais. Il suffit de me rappeler ce retour du marché aux poissons de Trouville, où nous avions acheté le plus grand homard probablement jamais pêché entre la Normandie et les îles Shetland. Le poissonnier nous avait offert un cageot tapissé d’algues humides pour que Sa Grandeur survive au voyage jusqu’à Paris, installée sur le siège arrière de la voiture.
Je ne sais toujours pas quelle mouche l’avait piqué sur le chemin de retour. Il ne leva pas le pied de l’accélérateur, faisant des queues de poisson à toutes les voitures, comme s’il jouait à quitte ou double avec notre destin. Tandis qu’il roulait comme un fou, demeurant bouche cousue, je songeai aux paroles de Prosper, qui avait qualifié ce lamentable état d’esprit de frémissements suicidaires d’un désespéré romantique, en dépit de l’évident appétit de vivre et de survivre de notre cher ami. Je ne poussai un soupir de soulagement qu’en début de soirée, sur le boulevard périphérique.
Sa Grandeur sommeillait, faisant cliqueter ses pinces de temps à autre. Puis il devint enragé, comme devinant le mauvais sort qui l’attendait. Il rampa hors du cageot et pinça cruellement Petit Loup au bras, alors que nous nous trouvions au beau milieu de la place de l’Étoile.
Mon conducteur courageux se mit à jurer dans une langue obscure, serbe ou corse, lâcha le volant et ouvrit la fenêtre avec la visible intention de fuir le véhicule, en m’abandonnant comme une vieille chaussette. Mais le homard le devança, sortit par la fenêtre son torse et dirigea ses pinces géantes vers une douzaine de chiens qui aboyaient dans des automobiles voisines.
Sur la place s’installa un vrai tohu-bohu. Le Soldat inconnu se retournait sûrement dans sa tombe. Le homard brandissait ses pinces comme s’il appelait au secours, les chiens hurlaient aux fenêtres. Quant à leurs maîtres, l’eau leur montait à la bouche à la vue de notre monstre, tandis qu’ils maudissaient le Frigidaire vide qui les attendait chez eux en cette fin de week-end.
J’ignore comment nous nous sortîmes de cet embouteillage infernal pour atteindre enfin notre appartement. Sa Grandeur pinça encore Petit Loup dans l’ascenseur, cette fois à la cuisse, et, dans la cuisine, se faufila à reculons sous le buffet.
Je n’avais jamais vu Marie-Loup dans une telle fureur. Il remplit d’eau les deux plus grandes marmites que l’on put trouver et les jeta sur le feu. S’il ne s’y était pas pris de la sorte, nous aurions dû cuire le monstre dans la baignoire. Aussitôt que l’eau se fut mise à bouillir, il chassa son ennemi mortel de dessous son abri à l’aide d’un balai et l’attrapa par le dos pour lui plonger la queue dans une marmite, et la tête dans l’autre.
Après l’agonie du souverain, nous eûmes tous les deux besoin de prendre une douche, mais cela n’entama pas notre bonne humeur. Dans la baignoire, nous dégustâmes Sa Grandeur accompagnée de salade verte, de mayonnaise et de radis. Nous bûmes une bouteille d’un bordeaux blanc exquis, et en ouvrîmes une seconde. Nous rîmes aux larmes en repensant à ce pauvre Soldat inconnu se retournant dans sa tombe pendant qu’autour de lui aboyaient les chiens parisiens. Ce fut une nuit inoubliable, telle que nous ne devions jamais plus en connaître. Les amoureux, la grande majorité d’entre eux, passent leur vie l’un auprès de l’autre, persuadés que l’amour est une chose sérieuse. Pour nous, en cette inoubliable nuit, l’amour devint, sans que nous nous en apercevions, quelque chose de si drôle que nous ne le fîmes même plus.
Bon Dieu, je lui arracherai ses yeux noisette!
J’étais toujours en train de verser des larmes de crocodile quand Bruno, sortant de la salle de bains, exposa devant mes yeux son derrière bronzé, pas plus grand que deux balles de tennis. J’ai toujours eu un faible particulier pour les petites fesses d’homme plantées sur des cuisses fuselées. Mais, cette fois-ci, je fus prise d’un dégoût inexplicable, et je désirai de tout mon cœur le voir dehors, enfermé à double tour sur le balcon avec une vue magnifique sur le Bosphore et sur notre chère Europe, scintillant sur l’autre rive.
«Si tu savais comme j’ai envie de voir un homme habillé! lui jetai-je entre deux sanglots.
– Si quelqu’un m’en donnait le pouvoir, répondit aimablement mon bel aiguilleur du ciel, j’instituerais une loi interdisant aux femmes de boire comme des éponges.
– J’espère que personne ne te donnera ce pouvoir! Va te faire voir chez tes machos de mafiosi!»
Il fit comme s’il n'avait rien entendu. Il s’affala dans une bergère dont le design turc se prêtait parfaitement à une séance d’autopédicure. Pendant qu’il se coupait les ongles du pied gauche, du droit il battait la mesure d’une bossa-nova lointaine que je ne pouvais pas entendre. Depuis notre première rencontre, il y a deux mois, il agitait ses jambes à tour de rôle, tantôt l’une, tantôt l’autre. Je me demande pourquoi les membres de son parti d’extrême gauche doivent taper du pied du matin au soir. La seule explication que je voie serait qu’ils sont impatients d’instaurer au plus vite la dictature du prolétariat.
De surcroît, Bruno portait toujours des chaussettes courtes qui tombaient, et il ne retirait jamais son cure-dents de sa bouche, pas même lorsqu’il faisait l’amour. Peut-être étaient-ce, chez les extrémistes de gauche, des signes de reconnaissance.
Mais cela mis à part, mon macho était beau comme un dieu romain. Le Turc de la loge qui apporta la bouteille de Johnny-Le Promeneur ne put détacher son regard de ses cuisses fuselées. En sortant, il renversa un vase de fleurs. Mon coquet de Bruno récompensa son admirateur par un sourire plein de promesses, faisant miroiter dans la glace son profil charnu. Je songeai que je ferais bien, dans leur intérêt, à tous les deux, d’aller remplacer le Turc une demi-heure dans sa loge. Je vidai un verre de whisky, non sans fierté. J’étais une femme qui savait couler avec son navire, tel un vrai capitaine.
Bruno adorait d’être aimé. En revanche, il me traitait comme un animal de compagnie. Glisser sous sa chemise, sur sa poitrine poilue, un billet d’avion aller-retour pour la Turquie m’avait valu cet honneur.
Le même jour, à midi, à cinquante kilomètres d’Istanbul, alors que nous nous étions arrêtés sous un soleil de plomb pour remplir d’eau le radiateur de notre poubelle de location, deux bergers polis s’approchèrent de nous.
Ils proposèrent à Bruno de me troquer contre une douzaine de brebis du désert. Consternée, j’entendis Bruno entamer de sérieuses négociations. Je compris qu’il demandait d’abord deux douzaines de brebis, et qu’ensuite il baissait le prix, prêt à m’échanger contre une douzaine et demie… Les hommes, aiguilleur du ciel et bergers turcs, s’échauffaient de plus en plus; quant à nous, gynécologue parisienne et brebis du désert, nous attendions stupidement que les mâles tissent notre destin de femelles.
Évidemment, Bruno se moquait de moi, mais la plaisanterie, dans ce passage rocheux, était en train de tourner au vinaigre; un seul faux pas pouvait nous mener à la scène qui surgit alors devant mes yeux: dans une voiture en flammes, un petit Italien poignardé, et une petite Française chargée comme un sac de sel sur le dos d’un mulet.
Ils communiquaient à l’aide de leurs mains, coupant l’air de leurs bras comme s’ils brandissaient des sabres: