«Une douzaine, m’sieur! Cette femme ne vaut même pas une douzaine! Regarde comme elle est décharnée!
– Une douzaine et demie, les gars! Vos brebis chétives ne valent pas plus!
– Une douzaine, m’sieur, c’est notre dernier prix!»
Le soleil ardent, qui me liquéfiait le cerveau, avait dû me rendre folle, car je n’éprouvais aucune peur, prête à accepter n’importe quel concordat de mes hommes. C’était charmant de voir que l’on s’occupait de moi, prenant tellement à cœur mon destin. Au lieu de retourner dans mon beau cabinet de l’avenue de Saxe, où une femme stérile soignait des futures mamans, peut-être finirais-je ma vie dans une caverne turque…
Il m’était si doux de découvrir que l’on pouvait se détruire comme on écrase une mouche, d’un seul coup du plat de la main, en fermant tout simplement les yeux sous ce soleil meurtrier. Ce sentiment paradoxal, mon Marie-Loup l’aurait appelé érotisme de l’autodestruction, lui qui n’aurait jamais essayé de me vendre et qui, à la place de Bruno, m’aurait offerte aux Turcs avec le plus grand plaisir.
Pendant que je ruminais cette idée, le soleil continuait à me vriller la tête au point que même l’image de Petit Loup se mit à fondre. Je me laissai aller en fermant les yeux.
Lorsque je les rouvris, je me trouvais de nouveau dans l’automobile qui roulait sur la grand-route avec un bruit infernal. Je ne saurai jamais comment, après mon évanouissement, nous sommes sortis sains et saufs du théâtre de cette mémorable vente aux enchères, avec mon aiguilleur du ciel dans le rôle principal. Selon les explications confuses de Bruno, les bergers turcs conclurent qu’une Française, petite et efflanquée, ne valait même pas douze brebis, et ils l’autorisèrent à remporter son maigre bien à Istanbul.
«Tu me paieras cette histoire de brebis!» lançai-je dans le dos de mon extrémiste de gauche, qui disparut une fois de plus dans la salle de bains.
En guise de réponse, il me sifflota le début de son opéra immonde.
Quand on frappa pour nous servir le dîner, j’étais sur le balcon en compagnie de mon verre, et je m’étais remise à pleurnicher comme une Madeleine. Au diable tout ça, me dis-je, ça doit être nerveux, c’est à cause du vol de demain, j’ai toujours eu peur de l’avion. Dans la nuit étouffante, pareille à une veilleuse gigantesque commençant à manquer d’huile, la péninsule des Balkans, de l’autre côté du Bosphore, me lançait des œillades de flammèches hésitantes.
À travers mes larmes, je m’efforçais d’atteindre du regard la nuit parisienne, les réverbères somnolents du pont Alexandre-III, le feu de cheminée dans mon salon, sur l’avenue de Saxe, ou bien le village au drôle de nom d’Ouf, sur la côte corse, que chantait Petit Loup depuis des années, le clair de lune incomparable de son paradis terrestre… En vain. Des Balkans, la nuit soufflait vers moi sa mauvaise haleine, le vent moite d’un monde qui s’éteignait dans son sommeil. Le plus atroce était que je me sentais mourir moi aussi avec lui.
Quand je retournai dans la chambre, le dîner était froid, et les yeux sombres de Bruno pas plus chauds. Ensuite, ma mémoire me trahit. Il me semble que nous fîmes l’amour sur le tapis. Comme des ennemis.
Pour Bruno, faire l’amour, même sur un tapis, était une affaire terriblement sérieuse. C’est peut-être parce que je gloussais qu’il me gifla. Il m’arracha du cou une chaînette en platine dont le pendentif représentait une croix.
«Satan!» lui murmurai-je à l’oreille avant de m’endormir.
Après tout ce que j’avais vécu ces dernières quarante-huit heures, je pouvais deviner que mes apnées allaient reprendre de plus belle: blocages répétés de la respiration, nuit ponctuée de brefs arrêts respiratoires et angoisse que je connaissais trop bien depuis mon âge de raison. Cette plongée périlleuse vers l’enfer, cette rébellion de l’âme qui tente d’étrangler le corps, Prosper ne la prend pas au sérieux, prétendant que l’éveil salvateur veille toujours sur la survie de notre organisme, mais Prosper ignore l’horreur qui m’habite entre deux étouffements.
Je pouvais deviner aussi que la Malheureuse me visiterait une fois de plus. Elle ne cesse de me hanter, elle me rendra folle.
Les globes oculaires renversés tels ceux d’un vampire, elle serre brusquement ses jambes écartées sur ma table d’accouchement, en pleine césarienne. Attrapant ma tête avec ses genoux, elle me serre aux tempes comme avec des tenailles et me happe, tandis qu’elle extirpe toute seule un enfant mort de ses entrailles.
«Ce n’est pas ma faute, criai-je hors d’haleine. Dieu m’est témoin! Dans toute ma vie d’obstétricienne, je n’ai jamais perdu une mère, ni son bébé!
– Tu es responsable de notre triste sort», me réplique-t-elle, en bavant du sang…
Le lendemain se leva un jour splendide, innocent comme le visage d’un enfant, un jour de joie du Seigneur, comme aurait dit la grosse Inès. Je perdis le souvenir de mes apnées et de mon nouveau cauchemar nocturne. Bruno et moi oubliâmes les querelles de la veille au soir, et ensemble nous fîmes notre gymnastique matinale, ensemble aussi nous allâmes sous la douche, nous avalâmes avec délices un petit déjeuner succulent, achetâmes tout un tas de babioles au bazar voisin et, au dernier moment, nous précipitâmes à l’aéroport.
Bruno était fou de bonheur à l’idée de rentrer à Paris. À l’approche de la douane, il me donna un coup de coude chevaleresque dans les côtes afin de prendre place dans la file devant moi. Je le laissai de bon gré se frayer un passage dans la foule, comprenant sa joie à la pensée de tout ce troupeau d’hôtesses bien découplées l’attendant à Charles-de-Gaulle. Il s’empressa également de transformer mon cadeau, le billet d’avion aller-retour, en argent liquide: en tant que salarié d’une compagnie aérienne, il avait droit à deux voyages gratuits par an.
C’est seulement lorsqu’il se trouva devant les douaniers, de l’autre côté, qu’il se souvint qu’outre son sac de voyage il avait aussi une compagne. L’air inquiet, il me chercha du regard. Me voyant encore sur l’autre continent, il sourit bêtement, mais sa consternation ne fut totale que quand je lui lançai un baiser signifiant «bon voyage», tandis que je suçais tranquillement la fameuse croix en platine qui avec tant de succès repoussait les démons.
C’était exactement comme si un dogue danois se levait sur ses pattes de derrière pour arracher de la bouche de son maître une pipe puante et lui disait dans un danois impeccable:
«J’en ai plein les bottes de toi, vieille baderne!»
Il fallait voir l’horreur se dessiner dans les yeux sombres de Bruno et entendre le cri silencieux du cerf blessé que la balle a atteint en pleine course. Enfin on annonça, une dernière fois, le vol pour Paris.
Je l’observai sans pitié s’enliser dans le sable mouvant humain. J’attendis qu’il coule complètement, puis je m’approchai du guichet qui promettait le trajet le plus court jusqu’à la Corse, jusqu’au village d’Ouf, que Petit Loup, sans trop de remords, appelait son Éden.
III. Petit Loup. La République des baisemouchistes.
C’est à l’occasion de mes fiançailles avec Margot et Tatiana que je compris quelle tendresse entêtée j’éprouvais pour Sandrine.
Des femmes de sagesse et d’expérience racontent que parfois les taches de fruits refusent de quitter nos habits, même à l’aide des produits de nettoyage les plus puissants, tant que la saison de ces fruits n’est pas passée. À ce moment-là, elles s’effacent toutes seules, comme d’un coup de baguette magique. Il en allait de même du souvenir de Cendrillon: je n’arrivais pas à nettoyer sa tache de mon cœur, même pas en présence de ma divinité quadrupède dans la voiture.