Un secret commun? Il devait s’agir de notre éternelle enfance, celle que nous vivions sans la moindre honte tout en allant sur nos cinquante ans.
«Tout est mortel, sauf l’immortalité, dit Prosper l’autre jour devant un cimetière. Notre but devrait être une adolescence immortelle.»
Me remémorant ses paroles, je levai les yeux au ciel et je me mis à ricaner, boitant jusqu’à la maison, tel l’idiot du village. Une fois arrivé, je fus encore pris de lassitude et m’empressai de prendre ma troisième douche froide de la journée.
«Tu devrais faire un petit somme, ne serait-ce que d’une demi-heure», dis-je à mon sosie dans le miroir, tout en ramenant sa mèche blanche, hérissée sur son front, au milieu de ses cheveux châtain foncé.
Ce geste était un vrai petit rituel païen voulant embellir le moribond.
«Va savoir si ton destin n’est pas de rendre l’âme dans ton sommeil ou te faire trouer la peau et t’habiller de sapin corse, de même que Michel, Claude et Dominique!» ajoutai-je avec un sourire infernal.
J’ignorai que je jouais avec le feu.
L’événement fatal se produisit dès que je revins dans la chambre à coucher. Ça ressemblait à un coup de lance émoussée dans le sternum, juste entre les deux seins. Fort heureusement, cette douleur intense ne me fit pas souffrir longtemps, pas plus de trois secondes. Pendant qu’à quatre pattes je me dirigeais vers le téléphone, un heureux hasard me fit renverser une lampe chinoise, ainsi qu’un coffret contenant mon testament scellé que j’avais pris la précaution de rédiger à Paris. Le précieux document se retrouva dans un vieux pot de chambre qui faisait la fierté de ma collection de porcelaines.
«Mes derniers mots, gargouillai-je, mes derniers mots…»
Le second coup m’atteignit à mi-chemin du téléphone, où je m’écroulai devant la cheminée. C’est à cet endroit précis que, deux heures plus tard, Sandrine et Prosper allaient me découvrir.
Ayant lu toute une bibliothèque d’ouvrages d’occultisme sur la vie après la mort, je vivais ma situation comme la chose la plus naturelle du monde. Je flottais sous le plafond, relié à mon corps sans vie par une jolie cordelette argentée qui pâlissait de plus en plus. Alors, patiemment, j’attendis que mes amis fassent leur macabre trouvaille.
Celle-ci engendra émotion et confusion dans tout le village. Je les comprenais tout à fait: la mort subite d’un homme entre deux âges, d’un camarade cher et d’un ex-amant plus cher encore porta un coup si terrible à mes compagnons baisemouchistes que, ce soir-là, dans la cour de Chez Napo, ils épuisèrent tout le stock d’eau-de-vie d’arbousier.
Quelque chose, enfin, brisait la monotonie de l’été, et les habitants d’Ouf étaient ravis; le propriétaire de la paillote, Napo, encore plus que les autres, car il devint une vraie célébrité, étant la personne à qui mes dernières paroles avaient été adressées:
«Mettez-moi de côté deux douzaines d’oursins…»
Pour embellir davantage le souvenir du défunt, le cher Napo se permit une certaine licence poétique. Puisque la pêche aux oursins était encore interdite, il changea donc mes oursins en cœur d’agneau, jurant ses grands dieux aux clients que, depuis des années, en grand sentimental, je me nourrissais principalement de cœurs d’animaux. Mes dernières paroles, circulant de bouche à oreille avec la rapidité du téléphone arabe, enrichies par une imagination populaire inépuisable, subirent quelques transformations:
«Je reviendrai ce soir chercher des tripes de porc.»
«Emballez-moi des oreilles de vache.»
«Mettez-moi de côté un litre de sang d’oie…»
Lorsqu’ils arrivèrent aux oreilles de Prosper, après son débarquement à Ouf, mes derniers mots étaient traduits en corse et disaient la chose suivante:
«Gardez-moi pour ce soir cinq paires de couilles de bouc, que je dégusterai avec mes intimes.»
Quand on les traduisit à Prosper dans la buvette de Napo, il retira son fameux œil de verre de son orbite gauche et le jeta à la mer, «pour qu’il ne regarde plus cette vallée de pleurs», comme il l’expliqua en sanglotant sur l’épaule d'une rousse assise à côté de lui. La jeune rouquine se mit à glapir de terreur. La pauvre ne savait pas que Prosper avait toujours une poche pleine d’yeux de réserve de plusieurs couleurs.
Quoiqu’elle fût émue au-delà de toute mesure, Sandrine manifestait tous les signes d’un éclat de rire prochain.
«Malheur à nous, se lamentait la grosse Inès. Personne n’a vraiment pris au sérieux sa maladie rare. Nous aurions pu, chacune de nous, nous relayer pour le soigner.»
Je flottais dans la ramure d’un arbre au-dessus d’eux, fier d’avoir eu de mon vivant de tels camarades. Je m’enorgueillissais aussi de mes dernières paroles, celles qui étaient arrivées aux oreilles de Prosper, couronnant toute une existence passée sous le signe du Bouc.
Quant à ma propre mort, elle me semblait encore moins sérieuse que la vie qui l’avait précédée, une sorte de farce aux conséquences irréparables, un peu comme lorsqu’on brise en mille morceaux le plus bel abat-jour d’une collection de porcelaines. Sous cet arbre d’Ouf, j’avais déjà trouvé la mort de nombreuses fois, ainsi que dans dix métropoles sur trois continents: dans cette affaire j’avais plus qu’une solide expérience. Je ne regrettais rien, sauf peut-être ce livre posthume, par dix fois brûlé et jamais accouché, le récit cruel d’un vagabond, tenaillé par les remords, traquant les fantômes d’une enfance ensorcelée et d’une vie gâchée. Son titre, fignolé depuis longtemps, La Mort , sa vie, son œuvre, seul survivant de mes pulsions incendiaires, m’aurait rendu célèbre.
Découvrant mes dernières volontés, mes amis s’y conformèrent en tous points, fraternellement fidèles. Ce fut d’abord la morgue de Bonifacio, où un jeune médecin ambitieux s’intéressa à ma rare maladie et décida d’écrire une thèse intitulée Non-baisis fatalis, puis la crémation et le retour à Ouf, dans une petite urne en bronze, que Willi le Long apporta dans un sac de marin pour la déposer sur une table de la paillote, entre deux bouteilles de vin.
«C’est la place idéale pour notre Petit Loup», proféra le grand escogriffe dans un petit sanglot.
Tout le monde était là, convenablement vêtu: le Capitaine Carcasse, en uniforme blanc d’officier de la marine sans épaulettes, la grosse Inès, sous un gigantesque chapeau de paille garni d’un bouquet de cerises, son fiancé Boris, en habit de chasse aux papillons, probablement à la mode de Yalta, Sandrine, dans un costume de bain très strict deux pièces, Prosper, avec un œil flambant neuf, assorti au bleu du ciel, la majestueuse Alpha, avec un décolleté dont je ne pouvais détacher mes yeux, même dans l’au-delà, et une bonne douzaine d’autres participants à cette cérémonie d’adieux.
C’était un dimanche ensoleillé, une journée faite pour le ski nautique et les enterrements. À midi précis, la chapelle du village sonna le glas et mon urne fut transportée dans une barque de pêcheur manœuvrée par deux garçons rameurs dans des chemises d’un blanc éclatant. Ils aidèrent Willi le Long à s’installer à quatre pattes à la proue du canot, mon urne funéraire entre les cuisses. Lors de cette périlleuse opération, ils faillirent basculer tous les trois dans l’eau avec mes restes terrestres.