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Lorsqu’elle écouta le récit de Bickerdyke, l’après-midi suivant, Dorothy Saxmundham ne voulut pas être en reste et ajouta un détail connu d’elle seule. M. Jericho disposait d’un petit poêle à gaz dans son salon et d’une cheminée dans sa chambre. Eh bien, dans l’âtre qu’elle avait nettoyé le matin même, il avait visiblement fait brûler tout un tas de papiers.

Un silence accueillit cette information capitale.

« C’était peut-être le Times, finit par dire Kite.

Je glisse un exemplaire du Times sous sa porte tous les matins. »

Non, assura Mme Sax. Ce n’était pas le Times. Les journaux se trouvaient encore empilés près du lit. « Il n’a pas l’air de les lire, pas d’après ce que j’ai remarqué. Il fait juste les mots croisés. » Bickerdyke suggéra qu’il pouvait brûler des lettres. Des lettres d’amour, peut-être, ajouta-t-il avec un sourire entendu.

« Des lettres d’amour ? Lui ? Tu rigoles. » Kite retira son antique chapeau melon de la tête, en inspecta le bord élimé puis le replaça soigneusement sur son crâne chauve. « En outre, il n’a pas reçu la moindre lettre, pas une seule, depuis qu’il est ici. » Ils arrivèrent donc à la conclusion que Jericho ne pouvait en fait brûler que le fruit de son travail dans le foyer de sa cheminée — un travail si secret que nul ne devait en voir ne fût-ce qu’un fragment dans la corbeille à papier. En l’absence de faits plus concrets, la fiction s’ajoutait à la fiction. Ils décidèrent que c’était un scientifique au service du gouvernement. Non, il travaillait plutôt pour les services de contre-espionnage. Non, non, c’était un génie. Il avait fait une dépression nerveuse. Sa présence à Cambridge était un secret d’État. Il avait des amis haut placés. Il avait rencontré M. Churchill. Il avait rencontré le roi…

Or, ils auraient été satisfaits d’apprendre que chacune de leurs supputations était absolument et rigoureusement exacte.

Trois jours plus tard, très tôt le matin du 26 février, le mystère prit un tour nouveau.

Kite triait la première distribution du courrier et répartissait la petite pile de lettres dans les rares cases dont les propriétaires se trouvaient encore à la faculté quand il tomba non pas sur une mais sur trois enveloppes adressées à M. T. R. G. Jericho, envoyées à l’origine à l’auberge du White Hart, Shenley Church End, Buckinghamshire, mais qu’on avait fait suivre à King’s College. Pendant un moment, Kite fut désarçonné. Cet étrange jeune homme, autour duquel ils avaient échafaudé une identité aussi exotique, n’était-il en fait que le gérant d’un pub ? Il remonta ses lunettes sur son front, recula l’enveloppe à bout de bras et scruta les cachets de la poste.

Bletchley.

Il y avait une vieille carte d’état-major accrochée au fond de la loge et qui montrait, au sud de l’Angleterre, le triangle très dense délimité par Cambridge, Oxford et Londres. Bletchley se trouvait à la croisée d’une importante ligne de chemin de fer, à mi-chemin exactement des deux villes universitaires. Shenley Church End était à peine un hameau situé à environ sept kilomètres au nord-ouest de Bletchley.

Kite examina la plus intéressante des trois enveloppes. Il la porta à son nez proéminent, veiné de bleu, et la renifla. Il triait le courrier depuis plus de quarante ans et il savait reconnaître une écriture féminine quand il en voyait une : plus nette et plus lisible, plus ronde, moins anguleuse que celle d’un homme. Une bouilloire était au chaud sur le fourneau. Il jeta un regard alentour. Il n’était pas encore huit heures et le jour se levait à peine. Il ne fallut à Kite qu’une seconde pour plonger dans l’alcôve et tenir le rabat de l’enveloppe au-dessus de la vapeur. C’était du papier de temps de guerre, mince et de vilaine qualité, fixé avec de la mauvaise colle. Le rabat s’humidifia rapidement, roula et s’ouvrit, permettant à Kite de sortir une carte.

Il eut tout juste le temps de la parcourir jusqu’au bout quand il entendit la porte de la loge s’ouvrir. Une rafale de vent ébranla les vitres. Il remit vivement la carte dans l’enveloppe, plongea le petit doigt dans le pot de colle gardé près du poêle, recolla le rabat puis tendit négligemment la tête hors de l’alcôve pour voir qui venait d’entrer. Il faillit avoir une attaque.

« Bon Dieu… euh, bonjour… monsieur Jericho… oui ?

— Y a-t-il du courrier pour moi, monsieur Kite ? »

La voix de Jericho était assez ferme, mais il parut osciller légèrement et se retint au comptoir comme un marin qui vient de rentrer à terre après un long voyage. C’était un jeune homme très pâle, plutôt petit, doté de cheveux noirs et d’yeux noirs — deux traits qui n’étaient là, semblait-il, que pour accentuer encore la pâleur de son teint.

« Pas que j’aie remarqué, monsieur. Mais je vais vérifier. »

Kite replongea avec dignité dans son alcôve où il lissa l’enveloppe humide avec sa manche. Le papier n’était que légèrement froissé. Il la glissa au milieu d’une pile d’autres lettres, revint vers son visiteur et fit mine — avec une virtuosité qui l’étonna lui-même — de chercher.

« Non, non, rien, non. Ah si, il y a quelque chose. Oh, mais tiens donc ! Il y en a encore deux autres. » Kite les tendit par-dessus le comptoir. « C’est votre anniversaire, monsieur ?

— Hier. » Jericho fourra les enveloppes dans la poche intérieure de son pardessus sans même leur accorder un coup d’œil.

« Tous mes vœux alors, monsieur. » Kite regarda les lettres disparaître en étouffant un soupir de soulagement. Il croisa les bras et s’appuya sur le comptoir. « Puis-je me permettre d’essayer de deviner votre âge, monsieur ? Vous êtes arrivé ici en trente-cinq, si je me souviens bien. Cela vous ferait donc dans les vingt-six ans, peut-être ?

— Je vous demandais si c’était bien mon journal, monsieur Kite ? Je ferais aussi bien de le prendre, cela vous épargnerait le dérangement. »

Kite poussa un grognement, se redressa et alla chercher l’exemplaire du Times. Puis il fit une dernière tentative pour engager la conversation en le lui remettant ; il commenta l’évolution plutôt positive de la guerre en Russie depuis Stalingrad et, si vous vouliez son avis, Hitler était fini de toute façon — mais bien sûr, lui, Jericho, avait sans doute des informations beaucoup plus récentes sur le sujet… ? Le jeune homme se contenta de sourire.

« Je doute que mes informations sur quoi que ce soit puissent être plus récentes que les vôtres, monsieur Kite, même sur mon propre compte, connaissant vos méthodes. »

Pendant un instant, Kite ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Il examina Jericho qui croisa son regard et le soutint de ses yeux sombres, soudain animés d’une étincelle de vie. Puis, sans cesser de sourire, Jericho lança « Bonne journée ! », fourra son journal sous son bras et sortit. Kite l’observa par la fenêtre à meneaux de la loge : frêle silhouette serrée dans l’écharpe blanc et violet de la faculté, à la démarche peu assurée, tête baissée contre le vent. « Mes méthodes, se répéta-t-il en lui-même. Mes méthodes ? »