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— Je ne suis pas un endroit où l’on enfouit les morts, non.

— Cryptogramme… » Atwood avait levé son sherry à la lumière et examinait le liquide pâle en plissant les yeux. « Analyse cryptographique… Turing me dit qu’il pense que vous pourriez vous en sortir très bien… »

Jericho avait déjà de la fièvre lorsqu’il arriva à son appartement. Il verrouilla la porte et s’écroula sans ôter ni manteau ni écharpe, face contre son lit défait. Il entendit des pas dans le couloir, et quelqu’un frappa à la porte.

« Monsieur, le petit déjeuner.

— Laissez-le devant la porte. Merci.

— Vous vous sentez bien, monsieur ?

— Ça va très bien. »

Il entendit le bruit du plateau qu’on posait et des pas qui s’éloignaient. La pièce semblait tanguer et enfler démesurément, un coin du plafond paraissant soudain gigantesque et tout à la fois à portée de la main. Jericho ferma les yeux et les visions vinrent le chercher dans l’obscurité…

… Turing, souriant de son demi-sourire timide : « Tom, je peux vous assurer que je n’ai pas avancé d’un pouce sur la théorie de Riemann… »

… Logie, lui serrant la main dans la Hutte des Bombes tout en criant pour couvrir le bruit des machines : « Le premier ministre vient juste d’appeler avec toutes ses félicitations… »

… Claire, lui effleurant la joue en murmurant : « Mon pauvre, tu m’as réellement dans la peau, hein, mon pauvre Tom… »

… « Écartez-vous, L. » Une voix masculine, la voix de Logie… « Écartez-vous, laissez-le respirer… »

Et puis plus rien.

Lorsqu’il se réveilla, la première chose qu’il fit fut de regarder sa montre. Il était resté inconscient environ une heure. Il s’assit et tâta les poches de son pardessus. Il avait un calepin sur lequel il notait la durée de chaque crise et les symptômes. La liste était désespérément longue. Mais il trouva d’abord les trois enveloppes.

Il les posa sur le lit et les examina un instant. Puis il en ouvrit deux. La première était une carte de sa mère, et l’autre de sa tante, les deux femmes lui souhaitant un joyeux anniversaire. Ni l’une ni l’autre ne se doutaient de ce qu’il faisait, et toutes deux se sentaient, il le savait, coupables et déçues qu’il ne fût pas en train de se faire tuer en portant l’uniforme, comme les fils de la plupart de leurs amies.

« Mais qu’est-ce que je dois dire aux gens ? lui demandait sa mère, désespérée, pendant l’un de ses brefs séjours à la maison, alors qu’il refusait une fois de plus de lui dire ce qu’il faisait.

— Dis-leur que je suis dans les communications d’État, avait-il répondu en reprenant la formule qu’on lui avait conseillé d’employer en cas d’interrogations persistantes.

— Mais ils aimeraient peut-être en savoir plus que ça.

— Alors, c’est que leur comportement est suspect et tu devrais en avertir la police. »

Sa mère avait imaginé la catastrophe sociale qui aurait résulté de l’interrogatoire de ses partenaires de bridge par l’inspecteur local, et elle n’avait pas insisté.

Et la troisième lettre ? Comme Kite avant lui, il la tourna, la retourna et la huma. Était-ce son imagination ou y avait-il réellement une trace de parfum ? Cendres de Roses, de Bourjois, un flacon minuscule qui l’avait pratiquement mis sur la paille tout juste un mois plus tôt. Il se servit de sa règle comme d’un coupe-papier pour ouvrir l’enveloppe. Elle ne contenait qu’une petite carte choisie à la va-vite — elle représentait une coupe de fruits, sans raison particulière — et une formule de circonstance, ou du moins le supposait-il, n’ayant pas l’habitude de ce genre de situation. « Mon cher T… te considère toujours comme un ami… peut-être à l’avenir… désolée d’apprendre… je me dépêche… je t’embrasse… » Il ferma les yeux.

Plus tard, alors qu’il avait rempli la grille des mots croisés, alors que Mme Sax avait terminé son ménage et que Bickerdyke avait déposé un nouveau plateau devant la porte et récupéré le précédent, intact, Jericho se mit à quatre pattes, tira sa valise de sous son lit et la déverrouilla. Soigneusement pliées au milieu de la première édition Doubleday de 1930 de l’intégrale de Sherlock Holmes, se trouvaient six feuilles de papier tellière couvertes de son écriture en pattes de mouche. Il les posa sur le bureau branlant situé près de la fenêtre et les lissa de la main.

La machine à chiffrer convertit les données (langage normal, P) en langage chiffré (Z) au moyen d’une fonction f. Donc, Z = f(P, C) avec C représentant la clé…

Il tailla son crayon, souffla les particules de bois et se pencha sur ses feuilles.

Imaginons que C a n valeurs possibles. Pour chaque hypothèse de n, nous devons vérifier si f à la puissance -1(Z, C) produit du langage normal, avec f à la puissance -1 comme fonction de déchiffrage produisant P si C est correct…

Le vent plissa la surface de la mare. Une flottille de canards chevaucha les vagues sans remuer, comme des navires à l’ancre. Jericho posa son crayon et relut la carte en essayant d’évaluer les émotions qu’elle contenait, le sens qui se cachait derrière les phrases toutes faites. Il se demanda si l’on pouvait concevoir une formule de déchiffrage applicable aux lettres — aux lettres d’amour ou aux lettres annonçant la fin d’un amour.

Le sens (sentiment, S) est converti par la femme en message (M) au moyen d’une fonction w. Ainsi, M = w (S, V) avec V indiquant le vocabulaire. Imaginons que V a n valeurs possibles…

Les symboles mathématiques se brouillèrent devant ses yeux. Il emporta la carte dans sa chambre, jusqu’à la cheminée, s’agenouilla et frotta une allumette. Le papier s’enflamma rapidement et se tordit dans sa main avant de se muer aussitôt en cendres.

Peu à peu, ses journées prirent forme.

Il se levait tôt et travaillait pendant deux ou trois heures. Pas sur du déchiffrement — il avait brûlé tout cela le jour où il avait brûlé la carte — mais sur les mathématiques pures. Puis il dormait un peu. Il faisait ensuite les mots croisés du Times avant de déjeuner, en se chronométrant avec la vieille montre à gousset de son père — il ne lui fallait jamais plus de cinq minutes pour compléter la grille et, une fois, il y arriva même en trois minutes quarante. Il parvenait aussi à résoudre des suites de problèmes d’échecs — « hymnes des mathématiques », comme les appelait Hardy — très complexes sans se servir de pièces ni d’échiquier. Tout cela afin de se convaincre que son cerveau n’avait pas subi de dommages irrémédiables.

Après les mots croisés et les échecs, il parcourait les nouvelles de la guerre en s’efforçant de manger quelque chose sur son bureau. Il essayait d’éviter la bataille de l’Atlantique (MORTS À LA RAME : VICTIMES DES U-BOOTE MORTES DE FROID DANS LES CANOTS DE SAUVETAGE) et se concentrait sur le front russe : Pavlograd, Demiansk, Rjev… Les Soviétiques semblaient reprendre une ville toutes les heures, et il fut amusé de constater que le Times évoquait la fête de l’Armée rouge avec autant de respect que l’anniversaire du roi.

L’après-midi, il marchait, un peu plus loin à chaque sortie — il se confina d’abord au territoire de l’université, puis s’aventura dans la ville déserte et enfin dans la campagne givrée —, avant de rentrer à la tombée de la nuit pour s’asseoir près du poêle à gaz et lire Sherlock Holmes. Il se mit à prendre ses dîners dans la salle commune, après avoir décliné poliment l’offre du doyen de se joindre à la grande table. La nourriture était aussi infecte qu’à Bletchley, mais l’environnement était plus agréable avec la lueur des chandelles qui vacillait sur les portraits aux grands cadres et se reflétait sur les longues tables de chêne ciré. Il apprit à ignorer les regards ouvertement curieux des professeurs et coupait court à toute tentative de conversation d’un simple hochement de tête. La solitude ne lui pesait pas. Elle avait été toute sa vie. Enfant unique, orphelin de père, enfant « doué », il y avait toujours eu quelque chose pour le séparer des autres. À une époque, il ne pouvait guère parler de son travail parce que personne ou presque ne comprenait de quoi il s’agissait. Maintenant, il ne pouvait toujours pas en parler parce que c’était confidentiel. Cela revenait au même.