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Devant une sollicitude si inattendue, Jericho se découvrit à la fois surpris et humilié de sentir les larmes lui piquer les yeux. Il ne quittait pas le tapis du regard. « J’ai peur de m’être rendu complètement ridicule, Guy. Le pire, c’est que je ne me souviens même pas très bien de ce qui s’est passé. Il y a presque une semaine de blanc. »

Logie classa la question d’un mouvement de pipe. « Tu n’es pas le premier à perdre la santé dans cet endroit, vieille branche. As-tu vu dans le Times que ce pauvre Dilly Knox est mort la semaine dernière ? Ils ont fini par lui donner une médaille. Rien de trop original : l’ordre de Saint-Michel et Saint-George, je crois. Il a voulu la recevoir chez lui, personnellement, hissé dans son fauteuil. Et il est mort deux jours après. Cancer. Une horreur. Ensuite, il y a eu Jeffrey. Tu te souviens de lui ?

— On l’avait envoyé se refaire une santé à Cambridge lui aussi.

— C’est bien lui. Tu sais ce qu’il est devenu ?

— Il est mort.

— Ah, quel dommage. » Logie se concentra à nouveau sur ses activités de fumeur de pipe, tassant un peu le tabac dans le fourneau avant de craquer une autre allumette.

Pourvu qu’ils ne me mutent pas aux services administratifs, pria Jericho. Ou aux affaires sociales. Claire lui avait raconté qu’il y avait un type aux affaires sociales qui était chargé des cantonnements et qui faisait asseoir les filles sur ses genoux dès qu’elles voulaient une piaule avec salle de bains.

« C’est Shark, n’est-ce pas, qui t’a mis dans cet état ? dit Logie en lui adressant un regard entendu à travers un nuage de fumée.

— Oui, peut-être. On peut dire ça. »

Shark nous a tous détraqués, pensa Jericho.

« Mais c’est toi qui l’as eu, poursuivit Logie. C’est toi qui as brisé Shark.

— Je ne dirais pas tout à fait ça. Nous l’avons brisé.

— Pas du tout, c’est toi. » Logie joua avec l’allumette brûlée entre ses longs doigts minces. « Tu l’as eu et ensuite, c’est lui qui a fini par t’avoir. »

Jericho se revit soudain à bicyclette sous un ciel étoilé. Une nuit froide et la glace qui craquait.

« Écoute, fit-il, brusquement irrité, tu ne crois pas qu’on pourrait en venir au fait maintenant, Guy ? Enfin, je veux dire, c’est bien beau de prendre le thé devant le poêle de la faculté en parlant du bon vieux temps, mais allez…

— Mais nous en sommes précisément au fait, vieille branche. » Logie remonta les genoux sous le menton et enroula ses mains autour de ses mollets. « Shark, Limpet, Dolphin, Oyster, Porpoise et Winkle, soit Requin, Patelle, Dauphin, Huître, Marsouin et Bigorneau, les six petits poissons et coquillages de notre aquarium. Les six Enigma de la marine allemande. Et c’est Shark, le requin, le plus gros. » Il contempla le feu et, pour la première fois, Jericho put examiner à loisir son visage, fantomatique dans la lumière bleutée, semblable au crâne d’un squelette. Il avait l’air de quelqu’un qui n’a pas dormi depuis des semaines. Il bâilla à nouveau. « Tu sais, dans la voiture qui m’amenait ici, j’essayais de me rappeler qui a eu l’idée de l’appeler Shark au départ.

— Je ne m’en souviens pas, répondit Jericho. Je crois bien que c’était Alan. Ou peut-être que c’était moi. Mais qu’est-ce que ça peut faire, de toute façon ? C’est venu comme ça, c’est tout. Personne n’a discuté. Le nom convenait parfaitement. On a vu tout de suite que ça allait être un monstre.

— Et ça n’a pas été autre chose. » Logie tira sur sa pipe. Il commençait à disparaître dans un nuage de fumée. Le tabac de mauvaise qualité qu’on trouvait en temps de guerre exhalait un parfum de foin brûlé. « C’en est toujours un. »

Quelque chose dans la manière dont il prononça ces derniers mots — une imperceptible hésitation — poussa Jericho à relever brusquement la tête.

Les Allemands l’avaient baptisé Triton, comme le fils de Poséidon, ce demi-dieu de l’océan qui soufflait dans un coquillage en spirale pour soulever la tempête des profondeurs. « Humour germanique, avait grogné Puck lorsqu’ils avaient découvert ce nom de code. Putain d’humour germanique… » Mais à Bletchley, ils avaient gardé Shark. C’était une tradition et, en bons Anglais, ils aimaient leurs traditions. Ils donnèrent donc des noms de créatures marines à tous les codes ennemis. Ils baptisèrent Dolphin (Dauphin) le chiffre naval allemand le plus utilisé. Porpoise (Marsouin) correspondait à la clé d’Enigma pour les vaisseaux de surface en Méditerranée et la navigation en mer Noire. Oyster (Huître) n’était qu’une variante destinée uniquement aux officiers de Dolphin. Winkle (Bigorneau) recouvrait une variante de Porpoise pour officiers. Et Shark était le chiffre opérationnel des U-Boote.

Shark était unique. Tous les autres chiffres étaient obtenus à partir d’une machine Enigma standard à trois rotors. Mais Shark sortait d’une machine Enigma spécialement équipée d’un quatrième rotor qui le rendait vingt-six fois plus difficile à percer. Seuls les U-Boote étaient autorisés à en être équipés.

Il était entré en service le 1er février 1942 et avait plongé Bletchley dans un trou noir quasi infranchissable.

Jericho se souvenait des mois qui avaient suivi comme d’un cauchemar ininterrompu. Avant l’avènement de Shark, les cryptologues de la Hutte 8 avaient décrypté la plupart des transmissions des U-Boote le jour de leur interception, ce qui laissait amplement le temps de dévier la route des convois pour ne pas tomber dans les embuscades tendues par les sous-marins allemands. En revanche, au cours des dix mois qui avaient suivi la mise en service de Shark, ils n’avaient pu décrypter les messages qu’à trois reprises, et il leur avait fallu dix-sept jours à chaque fois, ce qui avait rendu les renseignements obtenus absolument inutiles puisque obsolètes.

Afin de les stimuler dans leurs recherches, on afficha dans la hutte de décryptage un graphique indiquant le tonnage mensuel des navires alliés coulés par les U-Boote dans l’Atlantique Nord. En janvier, juste avant le black-out, les Allemands avaient détruit quarante-huit navires alliés. En février, ils en coulèrent soixante-treize. En mars, quatre-vingt-quinze. En mai, cent vingt…

« Le poids de notre échec, commenta Skynner, chef de la section navale, au cours d’une de ses sinistres allocutions, se mesure à l’aune des corps de nos noyés. »

Quatre-vingt-quinze bateaux furent coulés en septembre. Quatre-vingt-treize en novembre…

Puis il y eut Fasson et Grazier.

Quelque part au loin, l’horloge de la faculté se mit à sonner. Jericho se surprit à compter les coups.

« Ça va, mon vieux ? Tu ne dis plus rien.

— Excuse-moi. Je réfléchissais juste. Tu te rappelles Fasson et Grazier ?

— Fasson et qui ? Non, désolé, je ne crois pas les avoir jamais rencontrés.

— Non, moi non plus. Aucun d’entre nous d’ailleurs. »

Fasson et Grazier. Il n’avait jamais su leurs prénoms. Au départ un lieutenant et un marin valide. Leur cuirassé avait permis la capture d’un U-Boot, le U-459, dans l’est de la Méditerranée. Ils avaient bombardé le sous-marin et l’avaient contraint à faire surface. Il était environ vingt-deux heures. La mer était houleuse et le vent forcissait. Lorsque les Allemands survivants eurent abandonné leur vaisseau, les deux marins britanniques s’étaient déshabillés et avaient nagé jusqu’à l’épave à la lumière des projecteurs. Le U-Boot s’enfonçait déjà dans les vagues, embarquant rapidement l’eau par le trou béant que les canons avaient pratiqué dans la tourelle. Les deux hommes avaient rapporté un plein sac de documents secrets pris dans la salle des transmissions radio, l’avaient donné à une équipe qui attendait dans un bateau tout proche puis étaient retournés chercher la machine Enigma elle-même quand le sous-marin avait brusquement basculé vers l’arrière et coulé. Ils avaient coulé avec le U-Boot — par huit cents mètres de fond, leur avait précisé le type de la marine qui leur avait raconté l’histoire dans la Hutte 8. Espérons simplement qu’ils sont morts avant d’avoir atteint le fond.