Franck ne vint pas le week-end suivant mais elles eurent la visite des insparables monsieur et madame Marquet.
Suzy avait pos son coussin de yoga dans les herbes folles et Philibert lisait dans un transat des guides sur l'Espagne o ils devaient se rendre la semaine suivante pour leur voyage de noces...
Chez Juan Carlos... Mon cousin par alliance.
J'aurais d m'en douter... sourit Camille.
Mais... Et Franck ? Il n'est pas l ?
Non.
En motocyclette ?
Je ne sais pas...
Tu veux dire qu'il est rest Paris ?
J'imagine...
Oh Camille... se dsola-t-il...
Quoi, Camille ? s'nerva-t-elle, Quoi ? C'est toi-mme qui m'as dit en parlant de lui la premire fois qu'il tait impossible... Qu'il avait rien lu part les petites annonces de Motobeaufeland Magazine, que... que...
Chut. Calme-toi. Je ne te reproche rien.
Non, tu fais pire...
Vous aviez l'air si heureux...
Oui. Eh bien justement. Restons-en l. N'abmons pas tout...
Tu crois que c'est comme tes mines de crayon ? Tu crois que a s'use quand on s'en sert ?
De quoi ?
Les sentiments.
De quand date ton dernier autoportrait ?
Pourquoi tu me demandes a ?
De quand ?
Longtemps...
C'est bien ce que je pensais...
a n'a rien voir.
Non bien sr...
Camille ?
Mmm...
Le 1er octobre 2004 huit heures du matin...
Oui?
Il lui tendit la lettre de Matre Buzot, notaire Paris.
Camille la lut, la lui rendit et s'allongea dans l'herbe ses pieds.
Pardon ?
C'tait trop beau pour durer...
Je suis dsol...
Arrte.
Suzy regarde les annonces dans notre quartier... C'est bien aussi, tu sais ? C'est... c'est pittoresque comme dirait mon pre...
Arrte. Et Franck, il est au courant ?
Pas encore.
Il s'annona pour la semaine suivante.
Je te manque trop ? lui susurra Camille au tlphone.
Nan. J'ai des trucs faire sur ma moto... Philibert t'a montr la lettre ?
Oui.
- ...
Tu penses Paulette ?
Oui.
Moi aussi.
On a jou au yo-yo avec elle... On aurait mieux fait de la laisser l o elle tait...
Tu le penses vraiment ? ajouta Camille.
Non.
13
La semaine passa.
Camille se lava les mains et retourna dans le jardin rejoindre Paulette qui prenait le soleil dans son fauteuil.
Elle avait prpar une quiche... Enfin une espce de tarte avec des bouts de lardons dedans... Enfin, un truc manger, quoi...
Une vraie petite femme soumise attendant son homme...
Elle tait dj genoux en train de gratter la terre quand sa vieille compagne murmura dans son dos :
Je l'ai tu.
Pardon ?
Misre.
Elle dbloquait de plus en plus ces derniers temps...
Maurice... Mon mari... Je l'ai tu.
Camille se redressa sans se retourner.
J'tais dans la cuisine en train de chercher mon porte-monnaie pour aller au pain et je... Je l'ai vu tomber... Il tait trs malade du cur, tu sais... Il rlait, il soupirait, son visage tait... Je... J'ai mis mon gilet et je suis partie.
J'ai pris tout mon temps... Je me suis arrte devant chaque maison...Et le petit, comment a va ? Et vos rhumatismes, a s'arrange ? Et cet orage qui se prpare, vous avez vu ? Moi qui ne suis pas trs causante, j'tais bien aimable ce matin-l... Et le pire de tout c'est que j'ai jou une grille de Loto... Tu te rends compte ? Comme si c'tait mon jour de chance... Bon et puis je... Je suis rentre quand mme et il tait mort.
Silence.
J'ai jet mon billet parce que je n'aurais jamais eu le toupet de vrifier les numros gagnants et j'ai appel les pompiers... Ou le Samu... Je ne sais plus... Et c'tait trop tard. Et je le savais...
Silence.
Tu ne dis rien ?
Non.
Pourquoi tu ne dis rien ?
Parce que je pense que c'tait son heure.
Tu crois ? la supplia-t-elle.
J'en suis sre. Une crise cardiaque, c'est une crise cardiaque. Vous m'avez dit un jour qu'il avait eu quinze ans de sursis. Eh ben voil, il les avait eus.
Et pour lui prouver sa bonne foi, elle se remit travailler comme si de rien n'tait.
Camille ?
Oui.
Merci.
Quand elle se releva une bonne demi-heure plus tard, l'autre dormait en souriant.
Elle alla lui chercher une couverture.
Ensuite elle se roula une cigarette.
Ensuite elle se nettoya les ongles avec une allumette.
Ensuite elle alla vrifier sa quiche .
Ensuite elle coupa trois petites salades et quelques brins de ciboulette.
Ensuite elle les lava.
Ensuite elle se servit un verre de blanc.
Ensuite elle prit une douche.
Ensuite elle retourna dans le jardin en enfilant un pull.
Elle posa une main sur son paule :
H... Vous allez prendre froid ma Paulette...
Elle la secoua doucement :
Ma Paulette ?
Jamais un dessin ne lui demanda autant de mal.
Elle n'en fit qu'un.
Et peut-tre tait-ce le plus beau...
14
Il tait plus d'une heure quand Franck rveilla tout le village.
Camille tait dans la cuisine.
Encore en train de picoler ?
Il posa son blouson sur une chaise et attrapa un verre dans le placard au-dessus de sa tte.
Bouge pas.
Il s'assit en face d'elle :
Elle est dj couche, ma mm?
Elle est dans le jardin...
Dans le jar...
Et quand Camille leva son visage, il se mit gmir.
Oh non, putain... Oh non...
15
Et pour la musique ? Vous avez une prfrence ?
Franck se retourna vers Camille.
Elle pleurait.
Tu vas nous trouver quelque chose de joli, toi, hein ?
Elle secoua la tte.
Et pour l'urne ? Vous... Vous avez regard les tarifs ?
16
Camille n'eut pas le courage de retourner la ville pour trouver un CD correct. En plus elle n'tait pas sre de le trouver... Et puis elle n'avait pas le courage.
Elle sortit la cassette qui tait encore dans l'autoradio et la tendit au monsieur du crmatorium.
Il n'y a rien faire ?
Non.
Parce que c'tait vraiment son chouchou, celui-l... La preuve, il avait mme chant une chanson rien que pour elle, alors...
Camille la lui avait compile pour la remercier du pull abominable qu'elle lui avait tricot cet hiver et elles l'avaient encore coute religieusement l'autre jour en revenant des jardins de Villandry.
Elle l'avait regarde sourire dans le rtroviseur...
Quand il chantait ce grand jeune homme, elle avait vingt ans, elle aussi.
Elle l'avait vu en 1952 du temps o il y avait un music-hall prs des cinmas.
Ah... Il tait si beau... soupirait-elle, si beau...
On confia donc Monseigneur Montand le soin de se charger de l'oraison funbre.
Et du Requiem...
Quand on partait de bon matin,
quand on partait sur les chemins,
bicy-cl-teu,
Nous tions quelques bons copains,