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« Lestat, dans l’entre-temps, avait loué les services d’un maître d’hôtel et d’une femme de chambre et engagé une équipe d’ouvriers pour construire une grande fontaine dans la cour, où une nymphe de pierre déverserait éternellement l’eau d’une conque évasée. Il fit apporter des poissons rouges et mit au fond de l’eau des caisses où étaient plantés des nénuphars, dont les fleurs flottaient ainsi à la surface et frissonnaient dans l’eau toujours en mouvement.

« Une femme l’avait vu tuer sur la Nyades Road, qui menait à une ville nommée Carrolton, et les journaux furent remplis d’histoires où on l’associait à une maison hantée proche de Nyades et Melpomène, ce qui le ravissait. Il fut pendant quelque temps le fantôme de Nyades Road, jusqu’à ce que l’affaire fût reléguée en dernière page des gazettes. Alors, il se livra à un nouveau meurtre épouvantable, dans un endroit public, pour faire travailler les imaginations de La Nouvelle-Orléans. Mais son comportement restait empreint d’une sorte de frayeur. Il était pensif, méfiant et venait constamment me demander où était Claudia, où elle était allée, ce qu’elle faisait.

« — Elle ne fait rien de mal, l’assurai-je.

« Pourtant, elle m’avait retiré son affection, et cela m’affligeait tout autant que si elle eût été ma fiancée. Elle feignait de m’ignorer, comme auparavant Lestat. Il lui arrivait même de s’en aller au milieu d’une de mes phrases.

« — Cela vaut mieux, qu’elle ne fasse rien de mal! répondait-il d’un air mauvais.

« — Et que feriez-vous, au cas contraire? demandai-je une fois, plus parce que j’avais peur de ses initiatives que pour le mettre en accusation.

« Il me dévisagea de ses yeux gris et froids.

« — Occupez-vous d’elle Louis. Parlez-lui! Tout était parfait, et maintenant… Nous n’avions pas besoin de cela.

« Mais je choisis de la laisser venir à moi d’elle-même, et c’est ce qu’elle fit. C’était tôt dans la soirée, je venais de m’éveiller, la maison était sombre. Je la vis, debout près d’une porte-fenêtre; elle portait une robe à manches bouffantes ceinturée d’une écharpe rose. De ses yeux baissés, elle observait la foule du soir dans la rue Royale. Dans la chambre voisine, j’entendis Lestat faire couler de l’eau de la cruche. L’odeur atténuée de son eau de Cologne circulait en bouffées dans la pièce, ainsi que la musique du café qui se trouvait deux portes plus loin.

« — Il ne me dira rien, fit-elle d’une voix douce.

« Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle m’avait vu ouvrir les yeux. J’allai m’agenouiller près d’elle.

« — Tu vas me le dire, hein? Comment il a fait?

« — C’est vraiment cela que tu veux savoir? demandai-je, cherchant son visage. Ou bien ne serait-ce pas plutôt : « Pourquoi m’a-t-il fait cela? »… et : « Qu’étais-je avant? » Je ne sais même pas très bien ce que tu veux dire par « Comment a-t-il fait? » car si jamais tu me demandais cela pour pouvoir à ton tour le faire…

« — Je ne comprends pas ce que tu essaies de me dire, répondit-elle avec une touche de froideur dans sa voix.

« Elle se retourna et posa ses mains sur mon visage.

« — Tue avec moi ce soir, murmura-t-elle avec toute la sensualité d’une amante. Et dis-moi tout ce que tu sais. Que sommes-nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas comme eux?

« Elle baissa les yeux vers la rue.

« — Je ne connais pas les réponses à tes questions, dis-je.

« Son visage tout à coup se contracta, comme si elle faisait effort pour m’entendre malgré un vacarme soudain, puis elle secoua la tête, mais je poursuivis :

« — Je me pose les mêmes questions que toi. Je ne sais rien. Comment je suis devenu ce que je suis…, tout ce que je peux te dire, c’est que… que c’est Lestat qui en est la cause. Mais le véritable « pourquoi » de tout cela, je l’ignore!

« Elle m’offrait un visage toujours aussi tendu. J’y discernai les premières traces de peur, si ce n’était de quelque chose d’infiniment pire et plus profond.

« — Claudia, repris-je, posant mes mains sur les siennes et les appuyant doucement contre ma peau, il est un seul sage conseil que Lestat puisse te donner : ne pose pas ce genre de questions. Tu es ma compagne depuis d’innombrables années dans ma recherche de tout ce qu’il est possible d’apprendre de la vie mortelle et des créations mortelles. Ne sois pas maintenant ma compagne dans cette quête d’anxiété. Il ne peut pas nous donner les réponses. Et je ne les possède pas.

« Je savais bien qu’elle ne pourrait accepter mon discours, mais je n’avais pas prévu qu’elle se détournerait si violemment, qu’elle se tordrait les cheveux de façon si convulsive. L’instant d’après, prenant conscience de l’inutilité, de la stupidité de son geste, elle s’arrêta net. Sa réaction m’effraya. Elle regardait le ciel, brumeux, sans étoiles, où couraient rapidement les nuages venant du fleuve. D’un mouvement soudain, elle parut vouloir se mordre les lèvres, mais, se tournant de nouveau vers moi, me dit, toujours dans un murmure :

« — Alors, c’est lui qui m’a faite ainsi…, c’est lui…, ce n’est pas toi.

« Il y eut quelque chose de si terrible dans l’expression de son visage que je me retrouvai loin d’elle avant même d’en avoir eu l’intention. Debout devant l’âtre, j’allumai une chandelle unique devant la grande glace. Et soudain je découvris, avec un tressaillement, d’abord tel un masque hideux émergeant de l’ombre, puis dans tout son volume, un crâne patiné par le temps. Mon regard s’y attarda. Il s’en dégageait encore une faible odeur de terre, bien qu’il eût été nettoyé.

« — Pourquoi ne me réponds-tu pas? demandait Claudia.

« J’entendis s’ouvrir la porte de Lestat. Il allait dans un instant sortir pour tuer, du moins pour chasser. Pas moi.

« Moi, je laisserais s’accumuler dans le calme les premières heures de la soirée, s’accumuler en moi la faim, jusqu’à ce que l’appel en soit puissant, trop puissant, si puissant que je puisse m’y abandonner complètement, aveuglément. J’entendis de nouveau sa question, claire comme la résonance d’une cloche flottant dans l’atmosphère… Mon cœur battait à grands coups.

« — Bien sûr, c’est lui qui m’a faite! Il l’a dit lui-même. Mais tu me caches quelque chose. Quelque chose à quoi il fait allusion quand je l’interroge. Il dit qu’il n’aurait pas pu le faire sans toi!

« Je regardais toujours le crâne. Mais le fouet de ses mots me lacérait, me cinglait si fort que je ne pus que pivoter sur moi-même afin de faire face à la lanière de ses paroles. Je pensai soudain — moins une pensée qu’un frisson glacial, en vérité — qu’à cette heure rien n’aurait dû subsister de moi qu’un crâne semblable. A la lumière de la rue, les yeux de Claudia étaient comme deux flammes sombres dans son visage blanc. Une poupée dont quelqu’un aurait cruellement arraché les yeux pour les remplacer par un feu démoniaque. Comme en rêve, je m’approchai d’elle et murmurai son nom. Un mot se forma sur mes lèvres et mourut aussitôt. Je m’approchai encore, puis allai m’emparer maladroitement de son manteau et de son chapeau. Je crus voir sur le plancher une petite main mutilée. Ce n’était que son gant, phosphorescent dans l’obscurité.

« — Qu’est-ce que tu as?

« Elle s’approcha, levant ses yeux vers moi.

« — Pourquoi as-tu toujours été comme ça? Pourquoi regardes-tu ainsi ce crâne, ce gant?

« Elle avait posé ces questions avec gentillesse, mais… sans trop. On sentait dans sa voix le calcul, on y percevait la nuance d’un détachement inaccessible.

« — J’ai besoin de toi, dis-je malgré moi. Je ne peux supporter l’idée de te perdre. Tu es ma seule compagnie dans l’immortalité.