Il ouvrit ses mains blanches et regarda ses paumes.
— Et vous l’avez perdue? Elle est partie?
— Partie? Où serait-elle allée? C’était un enfant pas plus grand que ça. Qui lui aurait donné un abri? Se serait-elle réfugiée dans un caveau, comme les vampires des légendes, couchée le jour en compagnie des vers et des fourmis, se levant la nuit pour hanter quelque petit cimetière et ses environs? Non, mais ce n’est pas pour cette raison qu’elle restera. D’une certaine façon, dans la mesure où cela était possible, elle me ressemblait. Quelque chose que l’on retrouvait aussi chez Lestat : nous ne pouvions supporter de vivre seuls! Nous avions besoin de notre petit groupe! Autour de nous, le monde n’était qu’un désert de créatures mortelles aveugles, tâtonnantes, anxieuses, de futurs époux ou épouses de la mort.
« — Nous sommes liés dans la haine, me dit-elle un peu plus tard, d’une voix calme.
« Je l’avais retrouvée près de l’âtre vide, où elle arrachait une à une les petites fleurs d’une longue tige de lavande. J’étais si soulagé de la voir là que j’aurais pu faire ou dire n’importe quoi. Quand je l’entendis me demander à voix basse si je voulais bien lui dire tout ce que je savais, j’acceptai avec bonheur. Tout le reste n’était rien, comparé à ce vieux secret : j’avais voulu lui prendre sa vie. Je lui racontai mon existence, comme je le fais en ce moment; je lui dis de quelle façon Lestat était venu à moi, ce qui se passa la nuit où il la ramena du petit hôpital. Elle écoutait sans rien dire, s’arrachant de temps à autre à la contemplation de ses fleurs. Enfin, quand j’en eus terminé et que je restai, les yeux fixés sur ce crâne affreux, à écouter, assis, les pétales des fleurs glisser doucement sur sa robe, tandis qu’une souffrance sourde s’insinuait dans mes membres et dans mon esprit, elle me dit :
« — Je ne te méprise pas, tu sais!
« Je sortis de mon engourdissement. Elle glissa de son gros coussin damassé et s’approcha de moi, imprégnée du parfum des fleurs, une poignée de fleurs à la main.
« — Est-ce cela, l’odeur des enfants des mortels? chuchota-t-elle. Louis…, mon amant.
« Je la pris dans mes bras et enfouis ma tête sur son sein, étreignant ses frêles épaules, tandis que ses petites mains consolatrices couraient dans mes cheveux.
« — J’étais une mortelle pour toi, dit-elle — et je la vis sourire lorsque je relevai les yeux.
« Mais cette douceur sur ses lèvres s’évanouit rapidement et l’instant d’après son regard se perdit dans le vague comme si de loin lui parvenait faiblement une musique primordiale.
« Tu m’as donné ton baiser d’immortel, reprit-elle, plus pour elle-même que pour moi, tu m’as aimée avec ta nature de vampire…
« — Je t’aime maintenant avec ma nature d’humain, si j’en eus jamais une, lui répondis-je.
« — Ah! oui…, dit-elle, toujours à sa méditation. Oui, c’est cela ton point faible, c’est pour ça que ton visage était si misérable quand j’ai dit, comme l’aurait dit un humain, « Je te hais », et c’est pour ça que tu me regardes de cette façon en ce moment même. Ta nature d’humain… Je n’ai pas de nature humaine. Et ce ne sont pas de petites histoires sur le cadavre de ma mère ou sur les monstruosités qu’on enseigne aux enfants dans les chambres d’hôtel qui pourront m’en donner une. Je ne suis pas humaine. Tes yeux se glacent de peur quand je te dis cela. Mais je parle comme toi, j’ai ta passion pour la vérité, ton besoin de diriger la pointe de mon esprit au cœur des choses, comme l’oiseau-mouche pointe son bec tout en battant si vite des ailes que les mortels doivent penser qu’il n’a pas de pieds pour se poser, qu’il ne fait qu’aller de quête en quête, tentant de percer le mystère de la nature… C’est moi qui suis ton véritable moi de vampire, et maintenant soixante-cinq années de sommeil viennent de s’achever.
« Soixante-cinq années de sommeil viennent de s’achever! l’entendis-je dire, incrédule. Elle le savait donc! Car c’était exactement la durée qui s’était écoulée depuis cette nuit où ma tentative de quitter Lestat avait échoué, parce que, tombé amoureux d’elle, j’avais oublié les tourments et les affreuses questions qui agitaient mon cerveau. Maintenant, c’était elle qui les avait sur ses lèvres, ces affreuses questions, et qui voulait savoir. Elle marcha lentement jusqu’au centre de la pièce, semant tout autour d’elle les pétales froissés de la lavande, puis, brisant la tige cassante, elle la porta à ses lèvres.
« — Ainsi il m’a faite… pour que je sois ta compagne. Dans ta solitude, aucune chaîne n’aurait pu te retenir, et lui-même n’avait rien à t’offrir. A moi non plus il n’a rien à donner. Autrefois, je trouvais qu’il avait du charme. J’aimais sa façon de marcher, de frapper les dallages des trottoirs de sa canne, de me bercer dans ces bras, J’aimais sa façon de s’abandonner dans le meurtre, façon proche de la mienne. Mais son charme n’opère plus sur moi. Toi, tu ne lui en as jamais trouvé. Nous avons été ses marionnettes, tous les deux. Il te gardait pour que tu t’occupes de lui, et moi, j’étais ta compagnie salvatrice. Le temps est venue d’en finir, Louis. Le temps est venu de le quitter.
« Le temps est venu de le quitter…
« Il y avait si longtemps que je n’avais plus pensé à cela, plus rêvé de cela. J’avais fini par m’habituer à lui, comme s’il eût été l’une des conditions mêmes de la vie, si je puis dire. J’entendis quelques sons indistincts, qui signifiaient qu’il était entré par la porte cochère et qu’il serait bientôt sur l’escalier de derrière. Je songeai à cette sensation que j’avais toujours en l’entendant rentrer, mélange d’une vague anxiété et d’un vague sentiment de besoin. L’idée d’être libéré de lui à jamais déferla en moi comme une eau que j’eusse oubliée, déferla en vagues rafraîchissantes. Me levant, je chuchotai à l’oreille de Claudia qu’il allait rentrer.
« — Je sais, sourit-elle. Je l’ai entendu quand il a tourné au coin de la rue.
« — Mais il ne nous laissera jamais partir, murmurai-je.
« J’avais bien compris ce qu’impliquaient ses dernières paroles : ses sens de vampire étaient magnifiquement aiguisés et sa vigilance ne pouvait être prise en défaut.
« — Tu ne le connais pas si tu crois qu’il va nous laisser partir, repris-je, inquiet de son assurance. Il ne nous le permettra pas!
« Elle se contenta de répondre, dans un sourire:
« — Oh!… tu crois?
« Nous décidâmes de faire des plans, sur-le-champ. La nuit suivante, j’envoyai chercher mon agent, qui, après avoir comme à l’accoutumée maugréé sur le fait de devoir travailler à la lumière d’une seule maudite bougie, prit mes ordres précis en vue d’un voyage. Nous irions en effet en Europe, sur le premier bateau en partance, quel que soit le port de destination. Il serait d’une importance essentielle qu’un très gros coffre soit embarqué avec nous, un coffre qu’il faudrait prendre chez nous pendant la journée et charrier avec précaution jusqu’à bord, pour le mettre non pas en soute mais dans notre cabine. Il y avait ensuite des dispositions à prendre en faveur de Lestat. J’avais prévu de lui laisser les revenus de plusieurs boutiques et de plusieurs maisons, ainsi que ceux d’une petite entreprise de construction qui opérait dans le faubourg Marigny. Je signai ces documents de bon cœur. Je voulais acheter notre liberté, convaincre Lestat que nous voulions seulement faire un voyage ensemble et qu’il pourrait dans l’intervalle conserver le train de vie auquel il était habitué. Il aurait sa propre fortune et n’aurait plus besoin de recourir à moi. Jusqu’alors, je l’avais maintenu dans ma dépendance. Bien sûr, il exigeait de moi son argent comme si je n’avais été que son banquier, et ne me remerciait qu’à l’aide des mots les plus désobligeants de son vocabulaire. Cependant, il exécrait son état de dépendance. J’espérais détourner ses soupçons en jouant sur sa cupidité, mais, convaincu de son habileté à lire sur mon visage chacune de mes émotions, je n’en étais pas moins terrorisé par avance. Je ne croyais pas possible de lui échapper. Comprenez-vous ce que cela impliquait? J’agissais comme si je croyais notre libération possible, mais, en fait, je partais battu.