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« — Non, son esclave, insista-t-elle sur son ton grave et monotone, comme elle eût pensé tout haut, chaque mot, pareil à une nouvelle révélation, s’ajustant comme une pièce dans un puzzle. Et je vais nous libérer tous deux.

« Je m’arrêtai. Sa main m’étreignit, me pressa de continuer. Nous descendîmes la large allée qui longeait la cathédrale, en direction des lumières de Jackson Square. L’eau dégringolait vivement dans le caniveau central, argentée sous le clair de lune.

« — Je vais le tuer, dit-elle.

« Nous étions au bout de l’allée. Je m’immobilisai. Je la sentis remuer dans mes bras, comme pour tenter de se libérer sans l’aide maladroite de mes mains. Je la posai sur le trottoir de pierre, lui disant non, secouant la tête. Cette sensation que j’ai déjà décrite revint, cette idée que les édifices qui m’entouraient — le Cabildo, la cathédrale, les immeubles d’appartements autour du square — n’étaient que des rideaux de soie, que des illusions qu’un vent d’horreur balaierait soudain, et qu’en guise de réalité il n’y aurait plus qu’une faille béante dans la terre.

« — Claudia, haletai-je en me détournant.

« — Et pourquoi ne pas le tuer! reprit-elle d’une voix plus forte, plus argentine, puis finalement stridente. Il ne me sert à rien! Je ne peux rien obtenir de lui! Et il me fait du mal, ce que je ne peux plus tolérer!

« — Il peut nous être encore de quelque utilité! tentai-je de protester, mais ma voix véhémente sonnait faux.

« Claudia était déjà loin de moi, ses petites épaules bien droites, marchant d’un pas rapide et déterminé, comme une petite fille qui, pendant la promenade familiale du dimanche, précède ses parents, affectant d’être seule.

« — Claudia! appelai-je, allongeant mon pas pour la rattraper.

« Je la pris par sa taille frêle et la sentis se raidir, aussi rigide que du fer.

« — Claudia, tu ne peux pas le tuer! chuchotai-je.

« Elle se dégagea d’un petit saut en arrière, avec un claquement de talons sur la pierre du trottoir, et s’enfuit en pleine rue. Un cabriolet nous dépassa, dans une éruption soudaine de rires, de claquements de sabots et de bruits de roues, puis le silence retomba brusquement sur la rue. Je m’élançai à sa suite, et la retrouvai, ayant traversé une large place, à la porte de Jackson Square, dont elle étreignait les barreaux de fer forgé. Je m’approchai.

« — Peu importe ce que tu penses, ce que tu ressens, tu ne peux pas le tuer! lui dis-je.

« — Et pourquoi pas? Tu le crois si fort! répondit-elle, ses yeux fixés, tels deux lacs immenses de lumière, sur la statue du square.

« — Il est plus fort que tu ne crois! Plus fort que tu ne peux le rêver! De quelle façon as-tu l’intention de le tuer? Tu n’as pas l’idée de ses talents! Tu ne sais pas!

« Je voyais bien que ma plaidoirie la laissait parfaitement insensible. Elle m’évoquait un enfant fasciné par la vitrine d’une boutique de jouets. Sa langue pointa soudain entre ses dents et battit contre sa lèvre inférieure en un mouvement étrange qui me causa un doux choc au cœur. Un goût de sang me vint à la bouche. Mes mains ressentirent le besoin d’étreindre quelque chose de palpable et d’impuissant. Je voulais tuer. Sur les chemins du square, dans le marché, au long de la levée, il y avait des humains que j’entendais et dont je respirais l’odeur.

« J’allais empoigner Claudia, l’obliger à me regarder, à m’écouter — prêt à la secouer si besoin était — quand elle leva vers moi ses grands yeux liquides.

« — Je t’aime, Louis, dit-elle.

« — Alors, écoute-moi, Claudia, je t’en supplie, murmurai-je, m’accrochant à elle, tandis que de proches chuchotements, faits de la lente articulation du langage des humains s’élevant contre les bruits mêlés de la nuit, provoquaient dans ma peau des picotements soudains. Il te détruira si tu essaies de le tuer. Tu ne connais aucun moyen certain de le faire. Tu ne sais pas comment t’y prendre. Et à te mesurer à lui tu perdras tout. Claudia, je ne peux l’accepter.

« Un sourire presque imperceptible se dessina sur ses lèvres.

« — Si, Louis, murmura-t-elle, je peux le tuer, et j’ai autre chose à te dire maintenant, un secret entre toi et moi.

« Je secouai la tête, mais elle se pressa encore plus fort contre moi, baissant tellement les paupières que ses cils magnifiques frôlèrent presque les rondeurs de ses joues.

« — Le secret, Louis, c’est que j’ai envie de le tuer. Cela sera pour moi la plus grande des jouissances!

« Je tombai à genoux à son côté, incapable de dire un mot, tandis qu’elle m’étudiait ainsi qu’elle le faisait souvent. Elle reprit :

« — Je tue des hommes chaque nuit. Je les séduis, je les attire à moi, avec une faim insatiable, dans la quête ininterrompue et sans fin de quelque chose…, de quelque chose dont j’ignore la nature…

« Elle porta les doigts à ses lèvres et les pressa, ouvrant à demi sa bouche dont m’apparurent les dents brillantes.

« — Et rien ne m’intéresse en eux — ni d’où ils viennent, ni o ils seraient allés s’ils ne m’avaient rencontrée en chemin. Mais lui, je le déteste! Je veux sa mort et je le tuerai. Cela me fera plaisir.

« — Mais, Claudia, ce n’est pas un mortel. Il est immortel, aucune maladie ne peut l’atteindre, l’âge est sans prise sur lui. Tu t’attaques à une vie qui pourrait durer jusqu’à la fin du monde!

« — Eh oui! C’est précisément de cela qu’il s’agit! dit-elle avec une sorte de crainte respectueuse. Une vie qui aurait pu durer des siècles… Tant de sang, tant de pouvoirs… Penses-tu que j’ajouterai son pouvoir au mien quand je l’aurai pris?

« J’étais maintenant fou de rage. Je me levai brusquement et m’écartai d’elle. Près de nous, il y avait des chuchotements d’humains, d’humains causant d’un père et de sa fille unis dans une même tendresse. Je me rendis compte qu’ils parlaient de nous.

« — Mais cela ne sert à rien! repris-je. Cela va contre toute nécessité, tout sens commun, toute…

« — Toute quoi? Toute humanité? Il s’agit d’un tueur! cracha-t-elle. D’un fauve solitaire! se moqua-t-elle en reprenant sa propre expression. N’interviens pas dans mes affaires! Ne cherche pas à savoir à quel moment je choisirai de mettre mon projet à exécution, et ne t’interpose pas entre nous deux!…

« Elle leva la main en un geste d’apaisement et emprisonna la mienne dans sa poigne d’acier, meurtrissant de ses petits doigts ma chair torturée.

« — Si tu intervenais, tu ne pourrais que causer ma destruction. Rien ne pourra me décourager.

« Dans une envolée de rubans et de claquements de talons, elle avait disparu. Je me retournai, puis je me mis à marcher sans savoir où me portaient mes pas, attendant que la faim qui se levait maintenant en moi submerge ma raison. Je n’avais pas envie de la rassasier. J’avais besoin de laisser le désir et l’excitation oblitérer toute conscience. Ma pensée s’immobilisa sur l’idée du meurtre vers lequel je m’acheminais inexorablement, en errant lentement à travers rues. « Il y a une ficelle qui me mène au travers de ce labyrinthe, me disais-je. Ce n’est pas moi qui tire la ficelle, c’est elle qui me tire… » Je me retrouvai rue Conti, en train d’écouter une rumeur familière, un fracas étouffé. C’étaient des escrimeurs qui se battaient dans un salon en étage. Ils faisaient retentir de leurs fentes, de leurs replis, de leurs retraites précipitées, le plancher de bois creux, dans le ferraillement d’argent de leurs lames. Je m’adossai au mur opposé, d’où je pouvais apercevoir par les hautes fenêtres sans rideaux les deux jeunes duellistes qui se battaient si tard dans la nuit. Utilisant leur bras gauche comme balancier, ils prenaient des postures de danseurs, images de la grâce prêtes à porter ou recevoir la mort, images du jeune Frênière et de sa lame d’argent, côtoyant l’enfer à chaque fente.