« — Tu vois ce que je veux dire? reprit-il.
« — C’est censé me faire peur? demanda-t-elle.
« — Tu es gâtée parce que tu es fille unique. Tu as besoin d’un frère. Ou plutôt c’est moi qui en ai besoin. Je suis fatigué de vous deux. Deux espèces de vampires lunatiques et jamais satisfaits qui jouent aux fantômes dans notre propre demeure. Cela me déplaît.
« — Je suppose que nous pourrions peupler le monde de vampires, à nous trois, dit Claudia.
« — Tu supposes, hein? fit-il en souriant, avec une note de triomphe. Tu crois que tu saurais le faire? Je présume que Louis t’a dit comment on faisait, ou comment il pensait qu’on faisait? Mais tu n’en as pas le pouvoir. Ni toi ni lui.
« Ces mots semblèrent la troubler. Elle ne s’était pas attendue à cela. Doutant de devoir croire entièrement, elle étudiait son visage.
« — Et qu’est-ce qui vous a donné ce pouvoir? demanda-t-elle d’une voix douce et légèrement sarcastique.
« — Ma chère, c’est l’une des choses que tu pourrais bien toujours ignorer. Même l’enfer qui est le nôtre doit avoir son aristocratie.
« — Vous êtes un menteur, fit-elle dans un rire bref; puis, comme il posait de nouveau ses doigts sur les touches, elle ajouta : Mais vous bouleversez mes plans.
« — Tes plans?
« — Je suis venue faire la paix avec vous, même si vous êtes le roi des menteurs… Vous êtes mon père et je veux faire la paix avec mon père. Je veux que les choses redeviennent ce qu’elles étaient.
« C’était maintenant au tour de Lestat d’être incrédule. Il me jeta un coup d’œil, puis regarda Claudia.
« — Ça me paraît envisageable. Arrête seulement de me poser des questions, arrête de me suivre, arrête de fouiller la moindre ruelle dans l’espoir de trouver d’autres vampires! Il n’y a pas d’autres vampires! Et c’est ici que tu vis et que tu habites!
« D’avoir élevé ainsi la voix, il parut sur le moment pris de confusion.
« — Je m’occupe de toi, tu n’as besoin de rien, reprit-il.
« — Et vous, vous ne savez rien, c’est pourquoi vous détestez que je pose des questions. Tout cela est très clair. Alors, maintenant, faisons la paix, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. J’ai un cadeau pour vous.
« — J’espère que c’est une jolie femme dotée des appas que tu ne posséderas jamais, dit-il, la détaillant du regard des pieds à la tête.
« Le visage de Claudia changea d’expression, laissant apparaître une faille dans cette sorte de contrôle d’elle-même que je lui avais toujours connu. Mais, se reprenant, elle secoua la tête et de son petit bras rond attrapa Lestat par la manche.
« — Je parle sérieusement. J’en ai assez de discuter avec vous. L’enfer, c’est la haine, c’est vivre ensemble dans une haine éternelle. Nous ne sommes pas en enfer. Vous pouvez accepter mon cadeau ou non, cela m’est égal. Cela n’a pas d’importance. Mais il faut en finir. Avant que Louis, par dégoût, ne nous quitte tous les deux.
« Pour l’inciter à se lever du piano, elle rabattit le couvercle du clavier et fit pivoter Lestat sur son tabouret de manière qu’il puisse la suivre des yeux jusqu’à la porte du couloir.
« — Tu m’as l’air sérieuse. Cadeau! Qu’est-ce que tu veux dire par cadeau?
« — Vous n’avez pas assez bu, cela se voit à votre teint, à vos yeux. Vous n’avez jamais assez bu à cette heure-ci. Disons que je peux vous offrir un moment précieux… Laissez venir à moi les petits enfants…, murmura-t-elle avant de disparaître.
« Lestat me regarda. Je restai silencieux, comme drogué. Sur son visage, je lisais une curiosité mêlée de soupçons. Il suivit Claudia dans le couloir. Puis je l’entendis émettre un long gémissement qui exprimait parfaitement le mélange de la faim et du désir.
« Je suivis à mon tour, prenant mon temps, et le vis penché sur le canapé où deux petits garçons reposaient, nichés parmi les doux coussins de velours, dans ce total abandon au sommeil caractéristique des enfants. Lèvres roses entrouvertes, petit visage rond et velouté, peau moite et lumineuse; les boucles du plus brun des deux, mouillées, se collaient à son front. Je vis, du premier coup d’œil, à leurs vêtements pitoyables et identiques, que c’étaient des orphelins. Ils avaient fait un sort au repas qu’on leur avait servi dans notre plus beau service de porcelaine. La nappe était tachée du vin dont une petite bouteille, à demi pleine, était posée parmi les assiettes et les fourchettes graisseuses. Mais il y avait dans la pièce un parfum qui me déplaisait. Je m’approchai pour mieux voir les deux dormeurs et m’aperçus que leurs gorges étaient découvertes mais intactes. Lestat s’était agenouillé près du garçon brun, qui était de loin le plus beau des deux. On l’aurait facilement imaginé peint sur le dôme d’une cathédrale. N’ayant pas dépassé l’âge de sept ans, il possédait cette beauté parfaite et asexuée qui est le privilège des anges. Lestat caressa doucement de la main sa gorge pâle, toucha les lèvres soyeuses et laissa échapper un soupir à nouveau chargé de ce désir, de cette attente douce et douloureuse.
« — Oh! Claudia…, gémit-il. Tu t’es surpassée. Où les as-tu trouvés?
« Elle ne répondit pas. Elle avait reculé jusqu’à un fauteuil de couleur sombre et s’était adossée à deux grands oreillers, jambes étendues sur le coussin rebondi, chevilles pliées de telle manière qu’au lieu de la semelle de ses souliers blancs on voyait son cou-de-pied arrondi et les petites barrettes délicates et serrées de ses chaussures. Elle observait Lestat.
« — C’est le brandy qui les a enivrés, dit-elle. Il a suffi d’un dé à coudre! (Elle fit un geste en direction de la table.) J’ai pensé à vous quand je les ai vus… Je me suis dit… si je les partage avec lui, il finira bien par me pardonner.
« Flatté par ces paroles, il la regarda, puis s’approcha d’elle et attrapa la dentelle blanche à ses chevilles.
« — Ma petite chatte! murmura-t-il en étouffant un rire, comme pour ne pas éveiller les enfants promis à la mort.
« Il eut un geste séducteur et familier :
« — Viens t’asseoir près de celui-ci. Tu le prends, et moi je prends l’autre. Viens.
« Il l’embrassa comme elle passait pour se nicher près du petit garçon qu’il lui avait désigné, puis caressa les cheveux humides de celui qu’il s’était choisi et fit courir ses doigts sur les paupières rondes et sur la frange des cils. Enfin, de sa main entière, il massa doucement tout le visage de l’enfant, tempes, joues et mâchoire. Il n’avait plus conscience de ma présence ni de celle de Claudia; néanmoins, il retira sa main pour s’asseoir un instant, immobile, comme étourdi par son propre désir. Ses yeux, qu’il avait levés un moment vers le plafond, revinrent se poser sur le festin idéal. Lentement, il retourna sur le canapé la tête du jeune garçon dont les sourcils s’arquèrent brièvement et dont les lèvres laissèrent échapper un gémissement.
« Le regard de Claudia restait toujours fixé sur Lestat, bien que de sa main gauche elle eût commencé de déboutonner lentement la chemise de l’enfant qui reposait près d’elle, pour ensuite la glisser sous la pauvre étoffe et palper la chair nue. Lestat avait fait de même, mais soudain sa main, comme animée d’une vie indépendante, parut entraîner son bras sous la chemise de sa frêle victime, puis derrière son torse étroit dans une intime étreinte. Bras noué autour du petit corps, Lestat se laissa glisser depuis les coussins du divan et tomba à genoux sur le plancher en attirant à lui l’enfant, jusqu’à s’enfouir le visage dans le creux de son épaule. Ses lèvres coururent au long du cou, sur la poitrine et sur les boutons minuscules des seins. Puis, introduisant l’autre bras dans la chemise ouverte, de telle sorte que l’enfant fût tordu, impuissant, dans son étreinte, il plongea ses dents dans la gorge exposée. Dans une cascade de boucles folles, la tête du petit garçon se renversa en arrière; et, tandis que ses paupières frémissaient, mais restaient closes, il laissa de nouveau s’échapper un faible soupir. Dos voûté et rigide, Lestat se mit à aspirer goulûment le sang de l’enfant et à balancer son torse d’avant en arrière, entrainant dans ce mouvement le corps de sa victime, accompagnant chacun de ses lents balancements d’un long gémissement s’élevant et mourant en mesure. Soudain son corps tout entier se tendit et ses mains parurent chercher à repousser l’enfant, comme si celui-ci se fût agrippé de toutes ses forces à son bourreau. Mais Lestat resserra son étreinte et, se penchant lentement en avant, reposa le petit parmi les coussins, buvant toujours, mais plus doucement, sans presque faire de bruit.