« — Voyez-vous ce que je suis? Pourquoi, s’il est un Dieu, souffre-t-Il que j’existe? Et vous parlez de sacrilège!
« Il enfonça ses ongles dans mes mains, pour essayer de se libérer. Son missel tomba à terre, tandis que son chapelet cliquetait dans les plis de sa soutane. Il aurait pu aussi bien tenter de lutter avec les statues des saints, eussent-elles été douées de mouvement. Je retroussai les lèvres pour lui découvrir mes terribles canines.
« — Pourquoi souffre-t-Il que j’existe! répétai-je.
« Son visage, empreint de peur, de mépris, de rage, me rendit furieux. J’y revis toute la haine que j’avais lue en Babette. Pris d’une panique mortelle, il siffla :
« — Laisse-moi aller! Démon!
« Je le libérai et le vis avec une sinistre fascination remonter l’allée centrale, titubant comme s’il se frayait un chemin dans la neige. En un instant je l’eus rejoint et enveloppé de mes bras déployés, le plongeant dans l’obscurité de ma cape tandis que ses jambes continuaient de se débattre. Il m’accabla de malédictions, appelant Dieu à son secours. L’immobilisant sur les marches de la balustrade où l’on donne la communion, je le forçai à me faire face et plongeai les dents dans son cou.
Le vampire s’arrêta.
Peu de temps auparavant, le jeune homme avait failli allumer une cigarette. Il se tenait maintenant aussi immobile qu’un mannequin dans une vitrine, les yeux fixés sur le vampire, l’allumette dans une main, la cigarette dans l’autre. Le vampire contemplait le plancher. Soudain, se retournant, il prit de la main du jeune homme la boîte d’allumettes, frotta l’allumette et la lui tendit. Le jeune homme inclina la tête pour approcher la cigarette de la flamme, aspira et recracha presque aussitôt la fumée. Puis, se saisissant de la bouteille et la décapsulant, il but une profonde gorgée, sans quitter des yeux le vampire.
Patient, il attendit que son interlocuteur fût disposé à reprendre son récit.
— Je n’avais aucun souvenir de mon enfance en Europe, ni même du voyage en Amérique. D’être né là-bas ne représentait pour moi qu’une idée abstraite. Pourtant, cette idée avait sur moi une emprise aussi forte que celle que la France peut avoir sur un colon d’origine française. Je parlais français, lisais des livres français; je me rappelais avoir attendu les nouvelles de la Révolution et lu dans les journaux de Paris les comptes rendus des victoires de Napoléon. Je me rappelle ma colère lorsqu’il vendit la Louisiane aux États-Unis. Je ne sais pas combien de temps vécut le Français mortel en moi. A cette époque, il avait déjà disparu, mais il y avait en moi ce grand désir de voir l’Europe, de la connaître — désir qui ne naît pas seulement du fait d’avoir lu littérature et philosophie, mais surtout du sentiment d’avoir été façonné par l’Europe plus profondément, plus intensément que le reste des Américains. J’étais un créole qui voulait voir le pays où tout avait commencé.
« C’est vers cela que je tournais maintenant mes pensées. Je me mis à débarrasser mes coffres et mes armoires de tout ce qui ne m’était pas essentiel. En vérité, très peu m’était réellement utile, et la plus grande partie en pourrait rester dans ma maison de La Nouvelle-Orléans, où j’étais certain de retourner un jour ou l’autre, si ce n’était que pour déménager dans une demeure semblable et recommencer une nouvelle vie ailleurs en ville. Je ne pouvais concevoir de partir pour toujours. Je ne le voulais pas. Mais mon cœur et mes pensées restaient dirigés vers l’Europe.
« Pour la première fois, l’idée s’imposa en moi que je pouvais voir le monde entier si je voulais. Que, comme le disait Claudia, j’étais libre.
« Dans l’entre-temps, elle avait fait son plan. Son idée arrêtée était que nous devions d’abord aller en Europe centrale, qui semblait la terre d’élection des vampires. Elle était certaine que nous pourrions y trouver quelque chose qui pourrait nous renseigner, nous expliquer notre origine. Mais elle paraissait désirer plus que des réponses : elle voulait communier avec ses semblables. C’est un mot qu’elle répétait et répétait : « Mes semblables », avec une intonation différente de celle que j’aurais pu avoir. Elle me faisait sentir le gouffre qui nous séparait. Dans nos premières années de vie commune, je l’avais crue pareille à Lestat, qui lui avait infusé son instinct au meurtre, bien qu’en toutes autres choses elle partageât mes goûts. Maintenant, je savais qu’elle était moins humaine qu’aucun de nous deux, moins humaine que nous n’aurions jamais pu l’imaginer. Rien ne la rattachait au genre humain. Cela expliquait peut-être pourquoi — en dépit de tout ce que j’avais fait, ou omis de faire — elle s’accrochait à moi. Je n’étais pas son semblable. Mais j’en étais la chose la plus approchante.
— Mais n’aurait-il pas été possible, demanda soudain le jeune homme, de l’instruire des chemins du cœur humain de la même façon que vous l’aviez instruite dans tous les autres domaines?
— Pour quel bénéfice? répondit sans détour le vampire. Pour qu’elle souffre comme moi? Oh! je vous accorde que j’aurais dû lui enseigner quelques principes qui auraient pu triompher de son désir de tuer Lestat. Oui, pour mon propre salut, j’aurais dû… Mais, voyez-vous, je ne croyais plus à rien. Une fois déchu de l’état de grâce, j’avais perdu la foi en tout.
Le jeune homme hocha la tête.
— Je ne voulais pas vous interrompre. Vous alliez dire autre chose.
— Seulement qu’en tournant mes pensées vers l’Europe il m’était possible d’oublier la fin horrible de Lestat. Penser à d’autres vampires m’aidait aussi. Ce n’était pas par cynisme que j’avais évoqué l’existence de Dieu. J’étais réellement privé de sa présence, à dériver ainsi, créature surnaturelle, à travers le monde naturel.
« Mais nous eûmes d’autres ennuis avant de partir pour l’Europe. Des ennuis sérieux, en fait, qui commencèrent avec le musicien. Il était venu à la maison en mon absence, le soir où j’étais entré dans la cathédrale, et devait revenir le soir suivant. Ayant renvoyé les domestiques, je descendis moi-même lui ouvrir. Je ne pus éviter de sursauter à sa vue.
« Il était beaucoup plus mince que dans mon souvenir et son visage, très pâle, luisait d’un éclat humide qui suggérait la fièvre. Il était parfaitement pitoyable. Quand je lui dis que Lestat était parti, il refusa tout d’abord de le croire et se mit à répéter avec insistance qu’il lui aurait laissé quelque chose, un message. Puis il s’éloigna, remonta la rue Royale en parlant tout seul, sans prendre garde aux passants. Je le rattrapai sous un réverbère.
« — Oui, il vous a laissé quelque chose, dis-je, me fouillant rapidement pour trouver mon portefeuille.
« Je ne savais pas combien il contenait, mais j’avais décidé de tout lui donner. Il y avait en fait plusieurs centaines de dollars, que je lui mis dans la main. Ses mains étaient si minces qu’on voyait, à travers leur peau moite, pulser les veines bleues. Il montrait maintenant tous les signes de l’exultation, et je saisis aussitôt que la raison n’en tenait pas simplement à l’argent offert.
« — Alors, il vous a parlé de moi, il vous a dit de me donner cela! me dit-il, tenant les billets comme s’il se fût agi d’une relique. Il a sûrement dû vous dire autre chose!
« Il me regardait de ses yeux exorbités, torturés. Je ne lui répondis. pas aussitôt, car je venais d’apercevoir les traces de piqûres dans son cou. Deux marques semblables à des écorchures, à droite, juste au-dessus du col sale. L’argent claquait au vent dans sa main ; il avait oublié la circulation du soir, les gens qui se pressaient autour de nous.
« — Rangez-le, murmurai-je. Oui, il a parlé de vous, il a dit qu’il était important que vous continuiez votre musique.