« Il me regardait comme s’il avait attendu autre chose.
« — Oui? C’est tout? demanda-t-il.
« Je ne savais que lui dire. J’aurais fait n’importe quoi pour lui donner quelque réconfort — pour le tenir à distance également. Il était pour moi douloureux de parler de Lestat, et les mots s’évaporaient avant d’avoir franchi mes lèvres. Par ailleurs, les traces de piqûres me faisaient m’interroger. Je ne comprenais pas. Je finis par raconter n’importe quoi — que Lestat lui adressait ses meilleurs vœux, qu’il avait pris un bateau à vapeur jusqu’à Saint Louis, qu’il allait revenir, que la guerre était imminente et qu’il avait des affaires à régler là-bas… Le jeune homme buvait avidement chacun de mes mots, mais semblait toujours attendre autre chose. Tremblant, le front ruisselant de sueur, il me pressait de continuer, mais soudain, se mordant violemment la lèvre, il s’écria :
« — Mais pourquoi est-il parti ?
« C’était comme si mon discours n’avait servi de rien.
« — De quoi s’agit-il? lui demandai-je. Qu’avait-il à vous offrir dont vous ayez tellement besoin? Je suis sur qu’il voudrait que je…
« — Il était mon ami! répondit-il en se tournant vers moi brutalement, sa voix se brisant sous l’effet d’une violence réprimée.
« — Vous n’êtes pas bien, lui dis-je. Vous avez besoin de repos. Il y a quelque chose… — je le lui montrai du doigt, attentif au moindre de ses mouvements — sur votre gorge.
« Il ne savait même pas de quoi je voulais parler. Ses doigts cherchèrent l’endroit, le trouvèrent, le frottèrent.
« — Quelle importance? Je ne sais pas ce que c’est… Des insectes… il y en a partout. (Il se détourna.) N’a-t-il rien dit d’autre?
« Je le regardai longtemps remonter la rue Royale; la foule s’ouvrait devant lui pour livrer passage à sa silhouette maigre et hagarde, vêtue d’un noir passé.
« Je parlai aussitôt à Claudia des blessures de sa gorge.
« C’était notre dernière nuit à La Nouvelle-Orléans. Nous devions monter à bord du navire le lendemain, juste avant minuit, pour partir tôt dans la matinée. Nous avions décidé de sortir ensemble. Elle commençait à paraître anxieuse, et sur son visage il y avait même une certaine tristesse, qui avait survécu à sa crise de larmes.
« — Que peuvent vouloir dire ces marques? demanda-t-elle. Qu’il buvait le sang du musicien quand il dormait, ou que celui-ci le lui permettait ? Je n’arrive pas à imaginer…
« — Oui, ce doit être cela, répondis-je.
« Mais j’étais incertain. Je me rappelai cette remarque de Lestat, qu’il connaissait un garçon qui aurait fait un bien meilleur vampire que Claudia. Avait-il vraiment pensé créer un nouveau membre de notre espèce ?
« — Cela n’a plus d’importance, Louis, me rappela-t-elle.
« Nous devions faire nos adieux à La Nouvelle-Orléans. Nous nous écartâmes des foules de la rue Royale. J’observais tout ce qui m’entourait avec la plus grande acuité, refusant de penser que c’était la dernière nuit.
« La vieille ville française avait presque entièrement brûlé, longtemps auparavant, et l’architecture à cette époque était ce qu’elle est encore maintenant, de style espagnol; c’est ainsi que, marchant lentement par des rues si étroites que les cabriolets ne pouvaient s’y croiser, nous longions murs blanchis à la chaux et grands portails qui laissaient entrevoir les paradis des patios éclairés de lanternes, patios semblables à notre propre cour, si ce n’est que chacun d’entre eux paraissait receler tant de promesses, tant de sensualité mystérieuse… De grands bananiers caressaient les péristyles des cours intérieures, des masses de fougères et de fleurs encombraient les passages. Au-dessus, dans le noir, on voyait des silhouettes assises aux balcons, dos aux portes ouvertes; à peine entendait-on leurs voix étouffées et le froufroutement des éventails par-dessus le doux souffle de la brise du fleuve. Et sur les murs poussaient si drues la glycine et la passiflore que nous les frôlions au passage, nous arrêtant parfois pour cueillir une rose luminescente ou une vrille de chèvrefeuille. A travers les hautes fenêtres nous apercevions le jeu de la lumière des bougies sur les riches moulures de plâtre des plafonds et souvent l’auréole brillante d’un chandelier de cristal. Parfois apparaissait aux balustrades une figure féminine en tenue de soirée, la gorge brillante de pierreries, dont le parfum ajoutait la note évanescente d’une riche épice à l’odeur des fleurs qui flottait dans l’atmosphère.
« Nous avions nos rues favorites, nos jardins, nos coins, mais insensiblement nous avions atteint la limite de la vieille ville et la lisière des marais. D’innombrables voitures nous croisaient, entrant en ville par Bayou Road et se dirigeant vers le théâtre ou l’Opéra. Maintenant, les lumières de la ville brillaient derrière nous, et ses parfums mêlés se perdaient dans l’épaisse odeur de pourriture du marécage. La seule vue des grands arbres frissonnants, au tronc couvert de mousse, me rendait malade. Cela m’évoquait Lestat, dont le cadavre obsédait mes pensées comme autrefois le corps de mon frère. Je le voyais s’engloutir profondément parmi les racines des cyprès et des chênes, hideuse forme racornie enveloppée d’un drap blanc. Je me demandais si les créatures nocturnes évitaient, par instinct, l’objet maléfique, desséché et craquelé, ou si au contraire elles s’agglutinaient tout autour dans l’eau putride pour arracher des os sa vieille chair momifiée.
« Je tournai le dos au marais, afin de revenir au giron de la vieille ville, et sentis la douce pression de la main de Claudia qui me réconfortait. De toutes les fleurs qu’elle avait cueillies aux murs des jardins, elle avait confectionné un bouquet qu’elle écrasait contre son sein, sur sa robe jaune, le visage enfoui dans son parfum. Elle me dit, dans un chuchotement si faible que je dus pencher vers elle mon oreille :
« — Louis, tu es troublé. Tu sais le remède. Laisse la chair…, laisse la chair instruire l’esprit.
« Elle lâcha ma main, et je la regardai s’éloigner. Elle se retourna pour murmurer encore le même conseil : « Oublie-le. Laisse la chair instruire l’esprit… » Cela me ramena à ce livre de poèmes que j’avais eu en main lorsque pour la première fois elle m’avait dit ces mots, et je revis la strophe imprimée sur la place :
« Elle me sourit du coin de la rue, au loin, petit morceau de soie jaune qui se découpa un court moment sur l’ombre envahissante, puis disparut. Ma compagne, ma compagne pour l’éternité.
« Je tournai dans la rue Dumaine, dépassant à grands pas les fenêtres obscures. Une lampe mourut très lentement derrière un épais rideau de dentelles; l’ombre projetée de leur dessin sur la brique se dilata, s’affaiblit, puis se confondit aux ténèbres. Je continuai ma route, et arrivai dans le voisinage de la maison de Mme Le Clair; j’entendis, faibles mais perçants, des violons qui jouaient dans le salon du haut et les rires métalliques des invités. Je m’arrêtai, dans l’ombre, du côté opposé de la rue et regardai les pièces éclairées; l’un des invités allait de fenêtre en fenêtre, tenant un verre de vin d’un jaune pâle ; il avait l’air de chercher le meilleur point de vue pour regarder la lune. Sans doute le trouva-t-il à la dernière fenêtre, où il s’arrêta, posant la main sur le sombre rideau.