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« — Ne reste pas près de la fenêtre. Ferme-la, dis-je à Claudia.

« Elle obéit comme si cet ordre soudain, clair et sonore, l’avait arrachée à sa peur paralysante.

« — Et maintenant, allume l’autre lampe, tout de suite.

« Elle cria au moment où elle frottait l’allumette. Lestat descendait le couloir.

« Il apparut à la porte. Je laissai échapper un hoquet de frayeur et dus bien reculer sans le vouloir de plusieurs pas quand je le vis. Claudia hurla encore. C’était Lestat, sans aucun doute, un Lestat restauré, qui se tenait dans l’embrasure de la porte, un Lestat aux yeux proéminents, penché en avant et se retenant comme un ivrogne au chambranle pour éviter de plonger tête la première dans la pièce. Sa peau n’était qu’un écheveau de cicatrices, le cache hideux d’une chair meurtrie; chaque sillon creusé par sa « mort » avait laissé sur lui sa trace. Il était brûlé et marqué comme si on l’avait frappé au hasard à l’aide d’un tisonnier rougi, et ses yeux, autrefois d’un gris clair, étaient injectés de vaisseaux éclatés.

« — Recule…, pour l’amour de Dieu…, murmurai-je. Recule, ou je te lance ça. Cela te brûlera tout vif.

« Au même moment, j’entendis sur ma gauche un bruit, une sorte de grattement contre la façade de la maison. C’était l’autre. Je vis ses mains sur le balcon de fer forgé. Claudia laissa échapper un cri perçant au moment où il se jetait de tout son poids sur les vitres des portes-fenêtres.

« Il m’est impossible de vous dire par le détail ce qui se passa ensuite. Je ne me le rappelle pas vraiment. Je me souviens d’avoir lancé la lampe sur Lestat. Elle s’écrasa à ses pieds et aussitôt des flammes s’élevèrent du tapis. Je me rappelle aussi d’avoir fait une torche d’un grand morceau de drap bouchonné que j’avais arraché au lit et enflammé. Mais avant cela je m’étais battu avec lui, opposant à sa force considérable de sauvages coups de poing et coups de pied. De quelque part, derrière, me parvenaient les cris de panique de Claudia. L’autre lampe fut brisée. Les tentures des fenêtres s’enflammèrent. Je me rappelle que le kérosène suintait des vêtements de Lestat et qu’à un moment il dut gifler férocement les flammes. Il n’arrivait pas à garder son équilibre, ses gestes étaient maladroits, mal coordonnés; cependant, lorsqu’il me tint dans son étreinte, je dus de mes dents lui déchirer les doigts pour me libérer. Dans la rue, il commençait à y avoir du bruit, des cris, une cloche qui sonnait. La chambre s’était elle-même transformée en un véritable enfer. J’aperçus, grâce à une violente flambée de lumière, Claudia qui se battait contre le vampire nouveau-né. Il semblait incapable de refermer les mains sur elle, tel un humain s’acharnant gauchement sur un oiseau. Je me rappelle avoir roulé dans les flammes en étreignant Lestat. La chaleur me suffoquait et, quand il m’écrasait de sa masse, je voyais les flammes dépasser de son dos. Puis Claudia émergea de la confusion et se mit à le frapper à coups redoublés avec le tisonnier, jusqu’à ce qu’il relâchât son étreinte et qu’ainsi je pusse me dégager. Mais le tisonnier continuait de battre, et les grognements de Claudia s’élevaient en mesure, semblables aux gémissements inconscients d’un animal forcé. Lestat se tenait la main et une grimace de douleur déformait ses traits. Sur le tapis qui se consumait gisait, désarticulé, l’autre vampire, dont le sang coulait de sa tête ouverte.

« La suite des événements n’est pas claire dans mon esprit. Je crois que j’arrachai le tisonnier aux mains de Claudia, pour en porter un violent coup à la tempe de Lestat. Mais celui-ci semblait insensible, invulnérable à mes assauts. Pendant ce temps, la chaleur avait commencé de roussir mes vêtements et la robe de mousseline de Claudia avait pris feu; je me saisis d’elle et me précipitai dans l’escalier, tout en essayant d’étouffer les flammes avec mon corps. Je me souviens d’avoir retiré ma veste et de m’en être servi pour battre les flammes, dehors; je me souviens d’avoir croisé des hommes qui montaient l’escalier. Le passage regorgeait de gens qui allaient s’agglutiner dans la cour, quelqu’un se tenait debout sur le toit en pente de la cuisine en brique. Je pris Claudia dans mes bras et me ruai à travers la foule, ignorant les questions qu’on me posait, me frayant un chemin à coups d’épaule, obligeant les curieux à s’écarter. Puis je me retrouvai libre, Claudia toujours dans mes bras, qui sanglotait et qui haletait à mon oreille. Je dévalai à l’aveuglette la rue Royale, m’engouffrai dans la première ruelle venue et courus, courus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre bruit que celui de ma course. Et le souffle de sa respiration. Je fis halte. Et nous restâmes là, tous deux, l’homme et l’enfant, écorchés et souffrants, pour peupler de nos profonds halètements le calme de la nuit, de ce qui nous restait de nuit…

DEUXIEME PARTIE

— Je restai toute la nuit sur le pont du Mariana, un bateau français, à surveiller les passerelles. La longue levée était pleine de monde. Dans les luxueux salons du navire, on reçut jusqu’à une heure avancée de la nuit, si bien que le plancher des ponts gémit longtemps sous les pas des passagers et de leurs invités. Enfin, comme l’aube approchait, les groupes de visiteurs partirent les uns après les autres, et les voitures s’en furent par les rues étroites du front de fleuve. Quelques passagers tardifs montèrent à bord, un couple s’attarda pendant des heures à la balustrade. Mais ni Lestat ni son apprenti, s’ils avaient survécu au feu — et j’étais convaincu qu’ils n’étaient pas morts — ne trouvèrent le chemin du bateau. Nos bagages avaient été emportés de l’appartement durant la journée; et, si nous avions laissé derrière nous quoi que ce fût qui pût leur indiquer notre destination, j’étais sûr que cela avait été détruit. Je montais cependant la garde. Claudia était en sécurité dans notre cabine verrouillée, ses yeux rivés au hublot. Mais Lestat ne se montra pas.

« Finalement, ainsi que je l’avais espéré, les mouvements du départ commencèrent d’ébranler le navire avant le lever du jour. Quelques personnes firent des signes d’adieu depuis la jetée et depuis la digue herbue qui constituait la levée, tandis que le grand bateau se mettait à vibrer puis s’agitait d’une violente secousse latérale, pour glisser enfin en un mouvement majestueux dans le courant du Mississippi.

« Les lumières de La Nouvelle-Orléans se firent de plus en plus petites et pâles, jusqu’au moment où elles ne nous apparurent plus que comme une faible phosphorescence contre le fond des nuages, qui s’éclairait des prémices de l’aube. J’étais las comme je ne l’avais jamais été, mais je restai pourtant sur le pont aussi longtemps que je pus apercevoir cette lumière, car je savais que je pourrais bien ne jamais la revoir. Quelques moments plus tard, nous dépassions, au fil du courant, les appontements des domaines de Frênière et de la Pointe du Lac, mais, comme le long mur de cotonniers et de cyprès commençait d’émerger, vert, de l’ombre, je sus que c’était presque le matin. Il y avait péril à m’attarder.

« Lorsque j’introduisis la clef dans la serrure de la cabine, je ressentis l’épuisement le plus total qu’il m’avait jamais été donné de connaître. Jamais, durant toutes ces années où j’avais vécu au sein de l’élégante famille que nous formions, je n’avais connu la peur dont j’avais fait l’expérience cette nuit-là, cette impression de vulnérabilité, cette terreur à l’état brut. Je ne ressentis pourtant aucun soulagement immédiat, aucune impression de sécurité. Mon seul soulagement fut celui que la lassitude impose, quand ni le corps ni l’esprit ne peuvent davantage endurer la terreur. Car, bien que Lestat fût maintenant à des miles de nous, il avait de par sa résurrection éveillé en moi un nœud d’angoisses complexes auxquelles je ne pouvais plus échapper. Alors même que Claudia me répétait : « Nous sommes à l’abri, Louis, nous sommes à l’abri », et qu’en réponse je murmurais un oui, je revoyais Lestat s’accrocher aux montants de la porte, je revoyais ces yeux bulbeux, cette chair balafrée. Comment avait-il pu revenir, comment avait-il pu triompher de la mort? Comment était-il possible qu’une créature survive après être devenue cette ruine desséchée? Quelle que fût la réponse, quelle en était la signification — pas seulement pour lui, mais pour Claudia aussi, pour moi? De lui nous étions à l’abri, mais étions-nous à l’abri de nous-mêmes?